ENTRETIEN – Émotions, personnalité, prise de décisions… tout semble aujourd’hui trouver une explication dans notre cerveau. C’est ce que dénonce Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, dans son livre Neuromania, le vrai du faux sur votre cerveau.
À en croire ce que l’on lit sur Internet, certains d’entre nous seraient plutôt «cerveau gauche», d’autres «cerveau droit». On pourrait également faire une «détox de dopamine» pour sevrer l’organe des stimulations addictives des réseaux sociaux, ou apprendre à contrôler notre «cerveau reptilien» pour cesser de dépendre de nos pulsions primaires. Tous ces concepts relèvent de simplifications qui ne reflètent en rien la complexité réelle de nos fonctions cérébrales, martèle Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien. Dans son livre Neuromania, le vrai du faux sur votre cerveau (1), il dénonce la tendance à trop souvent invoquer les neurosciences dans le but de donner un «vernis» scientifique à ce qui ne relève pourtant pas de la science. Le tout au prix d’approximations, de raccourcis, voire de contre-vérités. Une omniprésence de discours réducteurs qui ne sont pas sans conséquence, avertit-il.
Madame Figaro.- Quelles sont les conséquences des discours réducteurs sur les neurosciences que vous dénoncez? Albert Moukheiber.- D’abord, cette “neuromania” impacte la vision que l’on porte sur nos propres performances. En clair, si l’on affirme à quelqu’un qu’il fonctionne plutôt avec son “cerveau gauche” et qu’il est donc soi-disant doté d’un esprit plus cartésien qu’intuitif, cela peut orienter ses décisions de carrière ou ses choix de vie, par exemple. Ensuite, le phénomène nous impacte financièrement, puisque l’on nous vend aujourd’hui des formations pour “utiliser 20 % de notre cerveau, au lieu de 10 %”, ou encore pour développer notre “neuro-créativité”.
Vous assurez aussi que ces discours réducteurs entraînent des conséquences sociétales… Et ce pour une raison simple : lorsqu’on voit tout sous le prisme du cerveau, on fait fi des autres niveaux explicatifs. Un cas le montre tout particulièrement : ces dernières années, on a pu lire dans les médias que notre incapacité à agir contre le réchauffement climatique était liée à notre cerveau. Plus précisément : addict au plaisir immédiat, l’organe ferait obstruction en nous poussant à faire le moins d’efforts possible. Seulement, en insinuant que l’espèce humaine est vouée à l’échec malgré elle, on invisibilise la responsabilité des gouvernements, des lobbies et des entreprises polluantes. Tous ces facteurs qui expliqueraient plus pertinemment le problème sont “effacés” au profit de la thèse cérébrale. Enfin, la tendance à tout réduire au cerveau peut aussi influencer la façon dont nous sommes soignés par le corps médical. Il peut par exemple arriver que l’on traite un patient dépressif par le biais médicamenteux alors que la cause des maux ne vient pas de son cerveau mais des événements traumatiques qu’il a pu vivre. On ne peut soigner sans considérer les symptômes dans un ensemble, en prenant en compte la douleur du patient, en auscultant son corps et en l’interrogeant sur son environnement.
Selon vous, quelles idées reçues sur le cerveau faut-il combattre ? La distinction entre le cerveau gauche et le cerveau droit, pour commencer. En clair, l’idée selon laquelle chacun d’entre nous penserait et agirait avec une prédominance d’un hémisphère cérébral, associé soit à l’intuition soit au raisonnement logique. Cette croyance découle de la mauvaise compréhension d’une étude scientifique des années 1950 qui avait montré au cours d’une expérience que la fonction cérébrale du langage était latéralisée dans l’hémisphère gauche. Le grand public et les médias en ont donc conclu que le langage était situé à gauche du cerveau, les maths à droite, et que chaque personne avait une dominance de l’un des deux hémisphères. Ce qui est faux, la preuve : les patients souffrant de lésions à l’hémisphère gauche ne perdent pas soudainement la capacité de penser de manière analytique. De plus, on ne peut pas répartir les personnes en deux catégories : l’une ayant un “cerveau émotionnel”, l’autre un “cerveau rationnel”. D’un point de vue biologique, il n’y a aucun découpage, la pensée et l’affect se complètent réciproquement. Pour preuve : une émotion est rarement dissociée d’un raisonnement. De manière plus globale, on pense souvent que le cerveau fonctionne par zones, celle de l’amour, celle des émotions, de la créativité ou de la concentration… Mais il s’agit ici d’une simplification. On sait aujourd’hui que l’organe fonctionne en réseaux de neurones qui sont tous impliqués dans différentes fonctions. Il n’y a donc pas une seule zone qui s’active face à chaque situation.
Quel impact notre cerveau a-t-il réellement sur notre quotidien ? Il est une partie centrale de qui l’on est. Il va intégrer et coordonner des informations corporelles, environnementales et cérébrales. Il nous permet de percevoir, penser, agir et de donner un sens à l’existence. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas une tour de contrôle. Le cerveau étant un organe d’interrelation, il influe sur le corps et l’environnement mais est aussi influencé par eux. Autrement dit, nous ne sommes pas que notre cerveau. Un simple exercice permet d’en prendre conscience. Observons la façon dont on s’adresse à un ami et à un client au travail. Dans les deux situations, nous avons le même cerveau, pourtant, nous agissons complètement différemment. C’est bien la preuve que notre personnalité change en fonction du contexte et que notre cerveau n’est pas le seul à déterminer qui l’on est, nos goûts, nos idées, et nos émotions. S’il a une influence certaine sur nos manières d’agir, le cerveau ne reste qu’un réseau de neurones qui envoient un signal ou pas.
Peut-on tout de même agir sur lui ? Pas vraiment. Prenons un exemple : aujourd’hui, on nous dit souvent que pour être moins triste ou plus heureux, il suffit de palier au “manque de sérotonine” – surnommée l’hormone du bonheur. Mais on ne peut pas contrôler les neurotransmetteurs, on ne peut pas décider là maintenant d’augmenter notre taux de dopamine ou de sérotonine. D’un point de vue neuroscientifique, il n’est même pas possible de mesurer le taux d’une hormone dans le cerveau ! Alors il est essentiel de se fier aux conclusions scientifiques. Revenons à l’exemple du bonheur : pour être heureux, la recherche scientifique a démontré qu’il fallait entretenir de bonnes conditions matérielles, des relations sociales saines, une bonne estime de soi, bien dormir, manger sainement et s’hydrater correctement. Et de telles informations sont nettement plus importantes à partager, puisqu’elles nous permettent de véritablement agir.