France-Algérie, de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal: au chevet d’une Algérie «compliquée»

Le neuropsychiatre et l’écrivain ont engagé un dialogue sur la révolte algérienne de février 2019.
On l’a peut-être oublié, et pourtant l’événement s’est déroulé il y a tout juste six ans à Alger. En février 2019, lancée par les jeunes Algériens, une manifestation de protestation contre le régime politique a rapidement fédéré une grande partie de la population. Il faut se souvenir que cette révolte – matée dans la violence – montre que Sansal n’est pas seul à dire sa colère et à prêcher dans le désert. Ces jeunes exprimaient le même désir de combattre l’obscurantisme, l’intégrisme et la corruption. C’est après cette manifestation que, lors d’une rencontre dans le Var, Boris Cyrulnik et Boualem Sansal ont engagé un dialogue sur ce phénomène inattendu, mais, aussi et surtout, sur ses racines.

Les échanges organisés par José Lenzini ont été d’une telle richesse et ont pris une telle ampleur qu’ils ont débordé du thème initial. Cela donne un livre original, passionnant, dont l’édition de poche est parue cette semaine. Dans France-Algérie. Résilience et réconciliation en Méditerranée, le neuropsychiatre et le romancier ont creusé le sillon de l’actualité pour «revisiter l’histoire longue et y retrouver les ferments de la politique récente et des rapports souvent douloureux qui se sont tissés entre la France et l’Algérie». On comprend mieux la détérioration des relations entre les deux pays, détérioration dont Boualem Sansal serait l’otage.

On parle souvent de l’Orient compliqué, à la lecture de ce livre on devrait également dire «l’Algérie compliquée». Bien sûr, cela est dû à son histoire, qui ne commence pas en 1830, avec la colonisation de la France. Sansal, à qui est reproché, parmi les nombreuses accusations proférées par le régime algérien, de ne pas connaître l’histoire, montre au contraire qu’il la connaît bien. C’est même l’une de ses passions. Dans l’avant-propos, l’éditeur explique que l’écrivain évoque sans faux-fuyants cette histoire lointaine, dit comment elle a sédimenté et continue de structurer certains aspects de l’Algérie d’aujourd’hui, et expliquerait ses difficultés pendant la colonisation. Et après.
«Oligarchie militaire»
De son côté, Cyrulnik apporte des éclairages psychologiques intéressants, ce qui a rarement été fait. Ces éclairages «se nourrissent autant du présent que de la mémoire». Le neuropsychiatre, qui a mis en exergue le concept de résilience, s’appuie sur ses expériences durant la Seconde Guerre mondiale, ses rencontres lors de ses nombreux voyages en Algérie et les échanges avec les hommes et les femmes du pays. Il dit: «Comme la conscience de la mort est à l’origine de l’art et de la spiritualité, la violence est à l’origine de toute construction sociale: c’est une thèse que j’ai souvent défendue. Il me semble que l’Algérie et l’ensemble de la Méditerranée en sont une illustration.»

Les nombreuses violences se sont entremêlées au cours des siècles en Méditerranée et particulièrement en Algérie, où elles ont produit la réalité complexe d’aujourd’hui
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre


Quant à l’auteur du Village de l’Allemand, il souligne que «les nombreuses violences se sont entremêlées au cours des siècles en Méditerranée et particulièrement en Algérie, où elles ont produit la réalité complexe d’aujourd’hui».
Il rappelle les colonisations successives, romaine, byzantine, vandale, arabe, turque ou française, et une violence religieuse ancienne, qui a fait passer ses habitants d’une croyance à l’autre, du polythéisme berbère au phénicien, au romain, puis au monothéisme chrétien et enfin musulman. Colonisations «auxquelles, comble de malheur, s’ajoute (celle) du pays par les siens: je veux parler de cette oligarchie militaire éblouie par sa soudaine richesse et la puissance de ses armes», ajoute-t-il. Du Boualem Sansal dans le texte. Ces échanges entre les deux hommes sont fascinants.