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Paris et ses bouquinistes, la fin d’une histoire ?

Qui veut la peau des marchands de livres de la Capitale? À en croire ceux qui détiennent leur sort entre les mains, personne. Pourtant, ce sont bel et bien près de 170 bouquinistes, sur les quelque 220 qui s’étalent du quai Voltaire au pont Marie, que Paris et la préfecture de police de la ville invitent à plier bagage le temps des Jeux Olympiques (JO) de 2024. Pour des raisons de sécurité et de visibilité lors de la cérémonie d’ouverture, qui aura lieu sur la Seine le 26 juillet, les emblématiques boîtes vert wagon seront arrachées de leur décor habituel. Laissant orphelins bibliophiles et chasseurs d’objets insolites, habitués ou touristes, attachés à ce symbole populaire. Celui que l’on croise dans un cliché de Doisneau, une chanson de Lucienne Delyle, Juliette Gréco, et qui, il y a peu encore, fit rêver les Américains devant Midnight in Paris de Woody Allen.

«Non seulement nous sommes la carte postale de Paris, mais on est aussi ancrés dans le quotidien des Parisiens», soutient Ghislaine Thibault, bouquiniste au quai de la Mégisserie (Ier arrondissement) depuis 32 ans.

De l’habitant du quartier cherchant un livre à offrir, à la vendeuse de la Samaritaine venue acheter des lithographies à encadrer, elle connaît ses clients par cœur. Comme ses confrères, la bouquiniste ne peut se résoudre à sortir de leur paysage: «Je suis née dans ce quartier et ce métier m’a toujours fascinée. Après avoir enchaîné les petits boulots, j’ai obtenu l’autorisation d’installer mes boîtes – elles ont été faites sur mesure, en bois de marine. Depuis, pas un jour sans que je ne les ouvre.» Alors, la menace qu’on les lui retire pour une durée indéterminée la sidère. «Ce n’est pas juste une question de propriété, confie-t-elle. C’est sentimental!» Et l’émotion est partagée.

Depuis son lancement le 26 juillet dernier, une pétition en ligne pour la sauvegarde des bouquinistes a déjà réuni plus de 170.000 signatures. Français, étrangers, personnalités politiques, acteurs du monde de la culture – dont l’impétueux Pierre Perret et sa Supplique pour des clowns tristes qui veulent la mort des bouquinistes -… Beaucoup d’intellectuels, parmi lesquels Luc Ferry, Pascal Bruckner, ou encore Jean-Marie Rouart, se sont rendus à leur chevet. Dans Marianne , ils ont mobilisé les mots de Camus: «Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude.» De concert, les cinq académies de l’Institut de France ont elles aussi appelé les autorités compétentes à œuvrer pour ne pas priver le public présent lors des JO de ce qui fait le «charme singulier» des bouquinistes – leur éloquence, leur soif de transmettre -, «considérant que les livres, qui nourrissent le savoir et l’imagination, doivent en toutes circonstances être préservés et protégés».

Incompréhension, colère et renoncement

Malgré les consultations et autres réunions de concertation tripartites convoquées par le préfet de police de Paris, les beaux gestes se heurtent au mur de l’administration. Or, les bouquinistes regrettent de devoir en arriver à saisir le le juge des référés du tribunal administratif une fois l’arrêté préfectoral prononcé. Ils se moquent des propositions de la Mairie quant à l’installation, le temps des Jeux, d’un «village des bouquinistes» dans un «quartier littéraire proche de la Seine» et la prise en charge de la «remise en état» des boîtes. Ce qui, par ailleurs, a permis aux opposants municipaux à Anne Hidalgo de critiquer la politique de la maire socialiste. «Ces décisions émanent de fonctionnaires qui n’ont pas connaissance de qui nous sommes, s’insurge Jérôme Callais, président de l’association des bouquinistes, lui-même installé quai de Conti depuis 30 ans. Certaines boîtes ont plus de 100 ans, elles ne résisteraient pas! On ne veut pas les voir remplacées par un modèle unique, répété à l’infini. D’autant que la question de leur vidange et du stockage des livres – qui seront certainement mélangés, abîmés… – a été mise sous le paillasson.» Charles Gedor, bouquiniste du quai de la Mégisserie, souligne le paradoxe selon lequel le ministère de la Culture et la ville de Paris militent depuis 2019 pour l’inscription de la profession au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco, «tout en nous retirant du décor par la même occasion».

 

Certaines boîtes ont plus de 100 ans, elles ne résisteraient pas! On ne veut pas les voir remplacées par un modèle unique, répété à l’infini. D’autant que la question de leur vidange et du stockage des livres – qui seront certainement mélangés, abîmés… – a été mise sous le paillasson

Jérôme Callais, président de l’association des bouquinistes de Paris

Entre incompréhension, colère et renoncement, une large palette d’émotions s’observe le long de la Seine. Mais c’est loin d’être la première fois que «les braves marchands d’esprit», ainsi que les nommait Anatole France, font grise mine. En 1607, alors que la construction du Pont-Neuf s’achève, des petits étalagistes, faisant commerce des invendus trouvés dans les librairies de la Galerie du Palais, installent leurs tables à tréteaux sur l’édifice. Entourés de saltimbanques, fabricants d’écrits satiriques et autres vendeurs ambulants, ils s’attirent les foudres des libraires-éditeurs qui crient à la concurrence déloyale. Dans une France troublée par la Fronde, un premier règlement de 1649 les pousse à fuir. Alors ils disparaissent. Puis refont surface, un jour quai des Augustins, un autre quai Malaquais. Comme leurs voisins colporteurs, ils invitent à haute voix les passants à acheter leurs ouvrages. «J’ai entendu répéter toute part: “Bon marché! Quatre sols, cinq sols la pièce! Allons! Vite! Toutes sortes de livres curieux!”», témoigne l’érudit suédois Georges Wallin, lors de sa visite à Paris en 1720.

«Alchimistes de la littérature»

Un an plus tard, une nouvelle ordonnance inquiète les marchands, taxés cette fois-ci de vendre «des écrits, imprimés contraires à la religion, à l’intérêt de l’État et à la pureté des mœurs». Mais leurs affaires sont telles qu’ils en font fi. Il faut attendre le XIXe siècle et le règne de Napoléon Ier pour que les autorités les reconnaissent enfin: c’est sous le nom de «bouquinistes», mentionné pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1762, qu’un statut administratif les assimile aux commerçants de Paris. En 1857, on en recense 68, propriétaires de 1020 petites boîtes qu’ils sont autorisés à établir à des points fixes à partir de 1859. Chacun a alors droit à 10 mètres de parapet, moyennant taxes d’environ 50 francs par an. Malgré leur réputation de filous, d’anarchistes, ils gagnent le cœur de la population. Quand Charles Nodier, dans l’encyclopédie morale Les Français peints par eux-mêmes, les qualifie d’«habiles et ingénieux alchimistes de la littérature, qui rêvent partout la pierre philosophale, et qui en trouvent de temps en temps quelques morceaux», il n’imagine pas que les grands chantiers haussmanniens prévoient de les expulser. En 1866, l’intervention de Paul Lacroix, le bibliophile Jacob, auprès de Napoléon III, les sauve in extremis.

Dès lors, on ne les chassera plus. Ils pourront laisser leur marchandise la nuit, à l’emplacement qui leur est attribué. On leur demandera seulement de peindre leurs boîtes en un vert similaire à celui des fontaines Wallace et des colonnes Morris. Rien, «ni les édits, ni les catastrophes», n’aura raison d’eux, remarque Le Figaro le 26 février 1910 , après une fermeture des échoppes de plus de 20 jours causée par la crue de la Seine. Pas même les guerres mondiales, dont la Seconde réduira cependant la longueur d’exploitation des quais à 8 mètres par bouquiniste, et les nouvelles exigences urbanistiques, comme le projet avorté d’une voie express rive gauche dans les années 1970.

Inexorable déclin?

Pour autant, le métier n’est pas en bonne santé. En 1974, dans un document d’archives de l’INA, un bouquiniste témoignait déjà: «Nous sommes tous obligés d’annexer quelque chose d’autre à la vente de livres – des gravures, des pièces de monnaie, cartes postales, timbres, etc. La télé nous a tués.» Et la concurrence d’Internet n’a rien arrangé. Pour couronner le tout, les récentes crises liées aux manifestations des gilets jaunes et au Covid ont découragé. «Ce sont généralement les plus jeunes et les plus âgés qui sont touchés, déplore Sylvie Mathias, établie depuis plus de 25 ans quai des Grands Augustins. Les uns prennent parfois un mi-temps en parallèle et abandonnent petit à petit. Les autres n’ont pas la force de continuer.» Aujourd’hui, 40% des bouquinistes ont dépassé les 65 ans.

Bien que l’on épouse l’activité par passion, sous le coup du hasard ou non, ravi ou indifférent à l’idée d’enfiler le costume de l’excentrique «réac anarchiste», à quoi bon travailler pour la gloire? L’an passé, Laurent Quénéhen, alors nouveau bouquiniste du quai de Gesvres, ancien commissaire d’exposition, racontait ses débuts difficiles: «Je fais 5 à 10 euros par jour et en plus on m’a piqué mon paquet de cigarettes aujourd’hui.» Heureusement, il y a les bons moments, les rencontres. «De l’employé fauché à l’académicien, tout le monde vient nous voir, constate Jérôme Callais, lui-même musicien classique reconverti. Qu’il neige ou qu’il vente, nous sommes ouverts 365 jours par an. C’est l’endroit le plus démocratique de France.»

Source : Le Figaro