Philosophie

“L’Eau et les Rêves” : Gaston Bachelard et le flot de l’imaginaire


Victorine de Oliveira publié le 30 mai 2023 10 min


C’est à partir des quatre éléments – le feu, l’eau, l’air et la terre – que Gaston Bachelard propose une connaissance du réel qui s’enracine dans la rêverie et l’imagination. L’eau a sans aucun doute sa préférence : insaisissable, transitoire, elle est la métaphore de notre existence.

Gaston Bachelard, les dates clés:
1884 Il naît à Bar-sur-Aube d’un père cordonnier et d’une mère tenancière d’un dépôt de tabac et de journaux.
1903 Il est reçu au concours d’administration des Postes et Télégraphes.
1914-1918 Il est mobilisé en tant que télégraphiste.
1922 Il est reçu à l’agrégation de philosophie.
1938 Il publie La Psychanalyse du feu et La Formation de l’esprit scientifique.
1941 Il enseigne à la Sorbonne.
1962 Il meurt à Paris.

Écouter la voix de Gaston Bachelard, c’est faire l’expérience de ce qu’il appelle «les forces imaginantes». Dans ses « Causeries sur l’imagination poétique » notamment, diffusées sur Paris-Inter (ancêtre de France Inter) en 1954. On peut ne pas prêter attention au sens mais se concentrer plutôt sur le timbre, les fluctuations et la diction d’un philosophe qui est alors une star dont les cours à la Sorbonne font amphithéâtre comble. Les « r » roulent, des syllabes chantantes se déploient sur une amplitude vocale assez large, qui donne à son propos un caractère emphatique, presque théâtral, voire opératique, et les mots s’égrènent par saccades, de façon presque heurtée, selon un tempo très personnel. Bien sûr, on peut arguer que la plupart des productions audiovisuelles de l’époque témoignent de cette même emphase qui nous paraît aujourd’hui bien désuète, à la limite du ridicule. Mais la voix de Bachelard, sans doute parce qu’on ne l’écoute qu’en se souvenant de son œuvre, semble prendre le contour d’un élément naturel qu’il affectionnait particulièrement : l’eau. Il y a quelque chose du torrent qui peine à rester dans un lit toujours trop étroit, qui déborde du sentier balisé. Il en convient d’ailleurs volontiers dans La Terre et les rêveries du repos (1948) : « On a dit que dans l’homme ‘‘tout est chemin’’ ; si l’on se réfère au plus lointain des archétypes, il faut ajouter : dans l’homme tout est chemin perdu. »

Lorsque Bachelard publie L’Eau et les Rêves en 1942, il a déjà derrière lui une première carrière d’employé des Postes et d’enseignant entamée dans l’Aube, dont il est natif. Désormais, il est un professeur renommé dans une université qui aurait paru inaccessible à ce fils de cordonnier. On a tendance à partager l’œuvre et la vie de Bachelard en deux temps : d’abord les ouvrages de l’épistémologue féru de mathématiques et méfiant à l’égard de tout ce qui peut faire écran à la connaissance, y compris les images poétiques, puis les essais qui louent les vertus de l’imagination poétique et insistent sur la nécessité de s’intéresser non pas à la matière en elle-même mais à l’imaginaire qui l’entoure. Comment les deux s’articulent-ils ? Dans l’un et l’autre cas, Bachelard ne parle pas du même type de connaissances.

Dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), il met au jour la dynamique de la connaissance comme une sorte d’évitement permanent : « C’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. » Ces obstacles ne sont pas étrangers à l’esprit scientifique, ils sont partie prenante de sa façon de fonctionner, et ce dès les premières étapes d’une expérience : « L’observation première est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. » Parfois, elle peut conduire à une intuition juste, par exemple lorsque la direction verticale du feu, de la flamme d’une chandelle, mène à penser que la chaleur se propage elle aussi verticalement. Mais cette concordance entre ce que l’on projette d’un phénomène physique et la façon dont les éléments se comportent effectivement est plutôt rare. La science et la technique ne peuvent d’ailleurs se développer qu’en s’affranchissant de ces obstacles, notamment d’un certain mimétisme : « La machine à coudre a trouvé sa rationalisation quand on a rompu avec les essais d’imiter le geste de la couseuse », remarque ainsi Bachelard dans Le Rationalisme appliqué (1949).

“L’image est une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme”
Gaston Bachelard

Mais il n’y a pas que certaines images ou projections naïves qui font obstacle à la connaissance et à la science : « Le progrès scientifique marque ses plus nettes étapes en abandonnant les facteurs philosophiques d’unification facile tels que l’unité d’action du créateur, l’unité de plan de la nature, l’unité logique. » On a attribué l’originalité de Bachelard à son ancrage rural et modeste, et à un parcours d’autodidacte bien éloigné de l’Université. Mais elle relève aussi d’une véritable démarche de méfiance à l’égard d’une certaine façon de faire de la philosophie, héritée de Descartes.

Généalogie des rêveries
C’est avec La Psychanalyse du feu (1938) que Bachelard amorce son tournant vers ce qu’il considérait auparavant comme un écran à la connaissance : l’imagination. La rupture est davantage sensible dans L’Eau et les Rêves, où l’écriture se tourne volontiers vers la poésie, à grand renfort d’images et de métaphores. D’emblée, l’imagination n’est plus un obstacle mais une « force » dynamique qui agit sur l’esprit à la façon d’un « printemps », en suscitant l’éclosion d’idées. Les « forces imaginantes » ne sont plus un obstacle, au contraire, elles « creusent le fond de l’être, […] elles produisent des germes ; des germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est interne ». Cette image de la germination revient souvent : « Au fond de la matière pousse une végétation obscure ; dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum. » Plus loin : « L’image est une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme. »

Les éléments qui composent la matière suscitent des rêveries qui sont une forme de connaissance, puisqu’elles naissent du cœur même de la matière. C’est pourquoi Bachelard propose de faire la distinction entre « imagination formelle » et « imagination matérielle ». La première consiste, par exemple, à voir dans le sable le dessin d’un visage – on plaque une forme sur une matière qui n’a rien à voir avec elle ; la seconde invite à l’inverse à se laisser porter par un élément pour bâtir autour tout un univers qui lui est intrinsèquement lié. Cette cohorte d’images nous en apprend tout autant sur l’élément en question que sur la psyché humaine.

Bachelard annonce se lancer dans une démarche tantôt de « psychanalyse », tantôt de « psychophysique » ou de « psychochimie des rêves ». La superposition de ces différents termes n’est pas pour clarifier son propos, il faut bien l’admettre. Mais la suite confirme qu’il s’agit davantage d’ancrer sa nouvelle démarche dans la continuité de ses précédents travaux scientifiques, que d’analyser en termes freudiens, ou d’un point de vue chimique, la composition de nos rêveries liées aux éléments naturels. Disons plutôt qu’il en fait une généalogie, remontant à la source de l’association – par exemple, entre eau dormante et féminité.

Dans le cas de l’eau, Bachelard s’intéresse à ce que l’on associe aux différents types d’eaux : printanière ou marécageuse, déchaînée ou d’un calme plat, profonde ou réduite à l’état de flaque. Il annonce la difficulté de se confronter à un élément aussi insaisissable, façon de prévenir le lecteur que le cheminement de son esprit sera aussi imprévisible et parfois surprenant qu’un cours d’eau dont le lit ne serait pas encore tout à fait tracé : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l’être humain a le destin de l’eau qui coule. L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose s’écoule. […] L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. »

Le « complexe de culture »
Bachelard ne se contente pas de constituer un catalogue des images liées à l’eau, il critique certaines associations, avec un regard dont on peut parfois s’étonner de l’actualité. Il s’intéresse au cygne notamment, animal ambigu dans l’imaginaire des poètes parce qu’il incarne tout aussi bien un principe masculin (c’est en cygne que Zeus choisit de s’incarner pour approcher et séduire Léda, voire abuser d’elle) qu’un principe féminin, par sa grâce, sa délicatesse et son calme apparent. « Comme toutes les images en action dans l’inconscient, l’image du cygne est hermaphrodite, remarque-t-il. Le cygne est féminin dans la contemplation des eaux lumineuses ; il est masculin dans l’action. Pour l’inconscient, l’action est un acte. Pour l’inconscient, il n’y a qu’un acte… Une image qui suggère un acte doit évoluer, dans l’inconscient, du féminin au masculin. »

Bachelard repère ainsi ce qu’il appelle « un complexe de culture », c’est-à-dire un stéréotype qui s’est cristallisé autour d’un objet et qui tient non pas à la nature même de cet objet mais à ce que l’observateur – souvent un homme – projette de fantasmes et de désirs. À force de répétition, ce complexe devient un impensé, repris à l’infini par les poètes et les artistes, dans une forme de paresse intellectuelle et esthétique : « Le cygne, en littérature, est un ersatz de la femme nue. C’est la nudité permise, c’est la blancheur immaculée et cependant ostensible. Au moins, les cygnes se laissent voir ! Qui adore le cygne désire la baigneuse », souligne-t-il. Le cygne, et tout ce qu’il traîne derrière lui d’associations à la passivité féminine, devient un complexe de culture, parce qu’il demeure figé dans l’inconscient collectif : il n’est plus une image qui produit de la nouveauté, il est au contraire dans le registre de la reproduction. C’est pourquoi Bachelard définit le complexe de culture comme attaché « à une culture scolaire, c’est-à-dire à une culture traditionnelle. » Il ne s’agit pas de faire de Bachelard un critique contemporain des représentations de la féminité dans l’histoire de l’art. Mais il est frappant de remarquer que sa démarche toute personnelle d’analyse des représentations psychiques liées aux éléments le conduit à une forme de déconstruction de stéréotypes genrés.

En se penchant plus longuement sur la figure d’Ophélie noyée, il poursuit cette interrogation sur la figure de la femme passive, voire morte, comme objet de désir en même temps que de répulsion, associée qui plus est au tragique du suicide. « L’eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien féminine », écrit-il, avant de se plonger dans Shakespeare et tous ceux que les vers de Hamlet ont inspirés.

Comment ce que Shakespeare nomme son « vaseux trépas » est-il devenu l’un des mythes littéraires les plus féconds, notamment au XIXe siècle ? Bachelard repère la puissance « d’une des synecdoques poétiques les plus claires », soit la disparition d’Ophélie derrière sa longue chevelure qui se confond avec l’eau stagnante. Elle est alors « dans son propre élément », tant la chevelure féminine, avec ce qu’elle suppose de séduction, mais aussi de danger trouble et d’opacité, fusionne avec une eau potentiellement mortelle.

« L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique, de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement ‘‘noyés de larmes’’ » : de cette fusion consacrée par Shakespeare naîtra au XIXe siècle toute une érotique de la femme morte (noyée de préférence) qui nourrit nombre de représentations picturales. Repris par Eugène Delacroix, Alexandre Cabanel ou encore John Everett Millais, dans une toile célèbre où les contours du corps et des vêtements de la jeune femme se dissolvent dans son environnement – « Au bord des eaux, tout est chevelure », note Bachelard –, le « complexe de culture » qu’est Ophélie devient un poncif. L’eau se pare de langueur, voire de menace, et devient, pour reprendre les mots de Joris-Karl Huysmans, « l’élément mélancolisant ». « Ainsi, pour certaines âmes, l’eau tient vraiment la mort dans sa substance. Elle communique une rêverie où l’horreur est lente et tranquille », dit Bachelard. Ces âmes sont surtout celles d’un siècle qui a vu éclore et prospérer le romantisme, avec toute son obsession pour les figures de chute et de décadence. Ophélie est d’ailleurs souvent représentée allongée, après ce qu’on imagine être une chute dans un étang.

Les ondes et les mots
Après avoir fait une incursion dans les eaux violentes, contre lesquelles le nageur se bat, ou encore les eaux purificatrices, considérées comme telles lorsqu’elles sont transparentes et fraîches, Bachelard conclut L’Eau et les Rêves par une réflexion sur la parole de l’eau. On comprend mieux sa fascination pour l’élément aquatique, qui semble être son préféré, si l’on se souvient de ses origines champenoises et des paysages qui l’ont vu grandir : « Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonné, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. […] Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin », raconte-t-il.

“La liquidité est, d’après nous, le désir même du langage. Le langage veut couler. Il coule naturellement”
Gaston Bachelard

La rivière demeure ainsi la forme la plus parfaite que puisse prendre l’élément liquide car elle devient discours : il y a un sens, des sons associés, une articulation même. Jusqu’au mot lui-même qui s’identifie à son action : « On comprendra que le mot rivière est le plus français de tous les mots, soutient le philosophe et poète. C’est un mot qui est fait avec l’image visuelle de la rive immobile et qui cependant n’en finit pas de couler… »

Ne prêtons toutefois pas à Bachelard des intentions ésotériques ni païennes. Même lorsqu’il s’agit d’imagination, il reste un rationaliste. Il ne s’agit pas pour lui d’entendre la voix d’une quelconque divinité qui s’exprimerait à travers les gargouillis de l’onde, mais de comprendre que l’eau a tant structuré notre imaginaire qu’elle en a aussi modelé notre langage. « La liquidité est, d’après nous, le désir même du langage. Le langage veut couler. Il coule naturellement. Ses soubresauts, ses rocailles, ses duretés sont des essais plus factices, plus difficiles à naturaliser », observe Bachelard. Voilà pourquoi c’est auprès de l’eau qu’une âme malheureuse trouve la consolation. Contrairement à la flamme d’une chandelle, l’eau n’est pas un simple support à rêverie. Elle entre en dialogue, s’accordant au flux des pensées, leur imposant un rythme. Bachelard, qui toute sa vie porta le deuil douloureux de sa femme emportée par la grippe espagnole en 1920, en sait sans doute intimement quelque chose.