Comment échapper à l’accélération de nos rythmes de vie et à la pression du temps qui nous écrase ? Deux essais invitent à se perdre dans des fugues et à s’inventer des contre-rythmes, pour se raccorder à soi. Un peu d’espoir pour tous ceux qui souffrent du diktat de l’urgence.
« L’une des grandes questions de demain sera celle du rythme », estimait l’urbaniste Paul Virilio (1932-2018). Alors que les Éditions du Seuil s’apprêtent à rééditer en octobre ses 22 essais réunis dans un seul volume (La fin du monde est un concept sans avenir, œuvres, 1957-2010), sa prophétie sur l’enjeu rythmique, liée à d’autres sur l’accélération et l’anéantissement du temps, s’est concrétisée dans le flux haletant de nos vies agitées. Virilio souhaitait même la création d’un grand ministère de l’Aménagement du temps et de ses rythmes vitaux, pour inciter tout le monde à ralentir.
Comme le soulignent aujourd’hui les épigones de Virilio, le temps constitue une source d’anxiété. Nous sommes pris dans le piège de cette « immobilité fulgurante », oscillant entre l’accélération des rythmes quotidiens et le sentiment d’une pétrification du temps, où rien d’essentiel n’advient. Face à ce trouble de l’accélération, le sociologue allemand Hartmut Rosa a théorisé la voie de la « résonance », invitant chacun à se laisser submerger par les mouvements féconds de la vie, dans une éthique de la disponibilité. Seules des relations vibrantes avec le monde peuvent nous sortir de l’aliénation rythmique. C’est dans cette voie que s’inscrivent deux auteurs, Rémy Oudghiri et Aliocha Wald Lasowki, dont les nouveaux essais respectifs, L’Échappée belle (PUF, 2023) et À chacun son rythme (Le Pommier, 2023), ouvrent des pistes pour respirer un peu mieux. Des pistes qui procèdent moins du développement personnel que de l’art de l’épanouissement existentiel.
Inventer des contre-rythmes
Pour respirer autrement et échapper à la multiplicité des pressions sociales, contraintes normatives, dépendances aux outils numériques…, sources de stress continu, l’individu devrait mettre en place des « contre-rythmes » dans sa vie. Pour Wald Lasowki, l’« Homo rythmicus » devenu vulnérable par tous les excès qui pèsent sur lui comme autant de facteurs de discordance avec lui-même, n’a pas d’autre choix que de travailler à l’élaboration de ces contre-rythmes, seuls capables de conjurer l’épuisement psychique déterminé par sa soumission aux cadences infernales. Sortir de la cadence et instaurer un nouveau tempo exige donc de jouer sur un double niveau, à l’intérieur de soi et avec les autres. Pour passer des rythmes subis aux rythmes choisis. Le premier défi consiste à préserver « l’inter-rythme », c’est à dire l’équilibre à l’intérieur de soi (s’apaiser, s’amuser, se cultiver…) ; le second défi tient à la mise en place d’un « rythme-relation », défini comme « la rencontre avec d’autres rythmes que soi-même ». Par l’entraide ou l’expérience dynamique de la solidarité, nous découvrons « un combustible qui favorise la sortie de soi et encourage la liberté ».
La voie des arts
Mais comment faire, concrètement, pour se « dérythmer » de soi, sortir des cadences imposées, des habitudes, de tout ce qui cloisonne ? Pour Lasowski, une arme décisive s’impose sur la voie de la conquête des contre-rythmes : l’accès à l’art, de la musique au cinéma, des arts plastiques à la poésie. S’attachant à des œuvres qui l’ont nourri, l’auteur fait de l’art un accès vers « le sentiment d’un ancrage », un lieu qui apaise, un temps qui sécurise. « L’art, dans sa diversité, nous remet en contact sensible et direct avec les choses et les êtres qui nous entourent, et ce faisant, peut se révéler un moyen approprié pour remédier au dérèglement de nos rythmes intérieurs et extérieurs », écrit-il, insistant notamment sur les ressources de la poésie, saluant le rythme comme battement de Michel Deguy, le rythme comme flux d’Édouard Glissant ou le rythme comme élan d’Yves Bonnefoy. Un projet rythmique se dessine ainsi à travers le langage artistique : « Sortir des méandres du labyrinthe complexe et confus des difficultés du réel, afin de tracer son chemin, trouver une trajectoire singulière, suivre sa ligne personnelle. » Ne plus subir une cadence et trouver son tempo passe donc par la capacité de chacun à s’appuyer sur ces contre-rythmes, ces rythmes-relations, sur ces activités créatrices et attractives, « qui renouvellent nos sensations et nos expériences ».
Dériver dans des micro-fugues
De manière moins théorique, mais animée par la même envie d’échapper aux contraintes de nos modes de vie programmés, de nos relations encadrées et de nos interactions automatisées, Rémy Oudghiri fait, lui, des « micro-fugues » l’espace-temps de la respiration existentielle. C’est dans un temps suspendu que l’on peut suspendre ses propres affectations et redécouvrir des sensations perdues. « Pour rester vivant, il faut savoir s’extraire du courant », écrit l’auteur dans L’Échappée belle, qui prolonge son récent livre La Société très secrète des marcheurs solitaires(PUF, 2022). Selon lui, il est important d’apprendre à accueillir les situations imprévues : « En nous obligeant à revoir nos plans, elles modifient notre regard sur le monde et sont susceptibles de nous offrir des occasions de nous émerveiller. » L’imprévu, il faut savoir aussi le provoquer, quand il ne vient pas à nous, en créant les conditions d’une disponibilité souvent absente dans notre vie quotidienne. Décrivant des lieux improbables (les premiers étages des cafés, les restaurants vides, les halls d’aéroports…) et des moments déséquilibrés (annulations, pannes, retards…) prélevés dans ses dérives secrètes, Rémy Oudghiri esquisse « l’art de s’émerveiller des contretemps », « l’art de vivre dans les interstices, de retrouver des sensations insoupçonnées, de se sentir exister, au-delà du cadre ».
C’est en déjouant les attentes et les normes du quotidien, autant dans la traversée de ses espaces physiques que dans l’échappée du temps imposé, que d’autres rythmes, et donc d’autres façons de vivre, s’inventeront. Toutes les brèches possibles qu’autorise le jeu sur les contre-rythmes intensifient la vie, où enfin, la poésie « peut nous sauter dessus n’importe quand », comme le disait Borgès. L’été nous donnera-t-il l’occasion de se livrer à cette rythmique existentielle désaccordée, vantée par Lasowski et Oudghiri ? Sans pouvoir défaire totalement nos habitudes, ces chemins de traverse et, décentrements et autres décélérations investies dans des instants éclairs pourront nous réaccorder au monde, pour entendre enfin ce qui de lui résonne en nous.