Un pardessus sans couleur définie, un vieux chapeau et une pipe… Entré dans nos vies il y a près d’un siècle, le commissaire Maigret n’en est plus ressorti pour le plus grand bonheur des amateurs d’énigmes policières. Derrière sa silhouette trapue se cache un écrivain qui n’a cessé d’explorer et décrire l’âme de ses semblables. Il s’agit bien sûr de Georges Simenon, l’auteur belge le plus lu dans le monde entier…
Du petit Georges à Monsieur Sim
Le 12 ou 13 février 1903 ? Dès sa naissance, Georges Simenon adore le mystère ! On ne saura jamais si c’est parce qu’il serait né un vendredi 13 que sa mère, superstitieuse, aurait décalé la date.
Simenon en 1921. Portrait non signé (Fonds Simenon, Liège, Belgique). Agrandissement : Couverture de L’Homme qui tremble signé Georges Sim, 1929.Les parents, installés à Liège, sont des catholiques pratiquants de milieu modeste. Mais Georges, dès le collège, se fait rebelle : il rejette la foi de sa famille et finit par abandonner ses études à 15 ans, à la fin de la Première Guerre mondiale.
Malgré son jeune âge, il trouve un poste de journaliste dans La Gazette de Liège qui lui permet, lorsqu’il ne passe pas son temps à évoquer les chiens écrasés, de s’adonner à la fête, à la boisson et aux filles.
C’est le temps des petites nouvelles ou des billets quotidiens signés « Monsieur le Coq » avant l’arrivée d’un roman de « Georges Sim » intitulé Au Pont des Arches (1921). Il écrit alors quelques papiers sur la police scientifique mais aussi sur « le péril juif » et contre la franc-maçonnerie, adoptant sans scrupule la ligne éditoriale de son journal, nationaliste et réactionnaire.
Au galop !
En 1921, il lui faut lâcher le stylo pour faire son service militaire. Direction l’écurie ! Le voilà palefrenier, poste qu’il occupera brièvement avant de partir tenter sa chance dans le tumultueux Paris des années 20.
Tigy Simenon. Agrandissement : À la conquête de Tigy lettres, 1921-1924 (Éditions Julliard).Sa jeune épouse, qui est aussi une peintre talentueuse, Régine (dite Tigy), l’accompagne dans cette aventure qui lui permet de vivre enfin de sa plume.
Il est vrai qu’il écrit beaucoup, comme ces interviews qui lui ouvrent les portes du monde des lettres. Mais ce sont surtout des romans qui viennent rapidement enrichir sa jeune œuvre tandis que les contes au contenu léger s’accumulent sur son bureau !: pas moins de 230 en 1924 !
Au final, Simenon écrira près de 1 100 contes plus ou moins galants et 190 romans dits « populaires », sans prétention littéraire. Il collectionne également les conquêtes féminines, et ne cache pas par exemple son succès auprès de Joséphine Baker. Mais s’il adore la vie parisienne, il a également besoin de partir et visiter la France, souvent en bateau. Cela lui permet de s’imprégner de ces ambiances provinciales qui nourriront son œuvre.
Un commissaire nommé Maigret
En 1928, Simenon pousse la porte du magazine Détective dirigé par Joseph Kessel pour proposer quelques récits policiers. Le public suit et découvre un personnage promis à un grand avenir : un dénommé Maigret qui exerce d’abord le métier de… médecin !
Simenon lui donne vite la casquette de commissaire et lui offre le rôle principal dans des romans plus ambitieux que sa production habituelle : Pietr-le-Letton (1929) est le premier roman d’une liste qui comportera 75 titres, dont les fameux Le Chien jaune (1931) ou L’Affaire Saint-Fiacre (1932).
Très vite, le cinéma s’intéresse à ces histoires terriblement efficaces et en 1932, Jean Renoir tourne La Nuit du carrefour. Désormais connu, Simenon veut aussi être reconnu en s’adonnant à ce qu’il appelle « la vraie littérature ».
Tout en poursuivant autour du monde ses activités de journaliste et de voyageur, il signe tour à tour des œuvres aujourd’hui considérées comme des classiques, des Inconnus dans la maison (1940) aux Fantômes du chapelier (1949) en passant par La Veuve Couderc (1942) et L’Aîné des Ferchaux (1945).
L’homme à la pipe
Pendant la guerre, qu’il vit en majeure partie entre La Rochelle et la Vendée, Simenon est mis à l’abri du besoin grâce aux revenus que lui offrent les adaptations de ses œuvres sur grand écran.
Cette relative tranquillité lui sera reprochée à la Libération par les résistants, le soupçonnant de collaboration. N’a-t-il pas travaillé avec la firme cinématographique allemande Continental ? Certains préfèrent le voir comme un simple opportuniste qui choisit, en 1945, de s’installer quelque temps en Amérique du Nord.
Poursuivant sa création avec le même rythme, il parcourt les États-Unis en vivant dans une étrange cohabitation avec trois femmes : son épouse Tigy, qui lui donnera un fils, sa domestique et maîtresse « Boule », et la jeune québécoise Denyse, qu’il épousera après son divorce en 1950 et dont il aura trois enfants.
Désormais célèbre dans le monde entier, il met le point final à ses récits le 11 février 1972 avec le dernier Maigret, Maigret et Monsieur Charles. Il publiera encore des Mémoires intimes en 1981 à la suite du suicide de sa fille Marie-Jo (25 ans) en 1978. Lui-même s’éteindra le 4 septembre 1989, à 86 ans, à Lausanne (Suisse).
Simenon et le cinéma, un duo d’enfer
En cas de malheur (1958), Le Président (1961), Le Chat (1971), L’Horloger de Saint-Paul (1974), Monsieur Hire (1989)… Tous ces titres de film, vous les connaissez bien sûr.
Jean Gabon dans le rôle de Maigret, 1958. Agrandissement : Gérard Depardieu dans le rôle de Maigret, 2022.Si les récits de Simenon ont fait et continuent de faire le bonheur des cinéastes, c’est parce qu’ils y trouvent des intrigues propres à dérouter le spectateur le plus averti.
Les personnages les plus marquants ont désormais le visage de Simone Signoret, Michel Serrault ou encore Alain Delon, heureux de donner vie à des individus d’une telle richesse psychologique. Mais c’est bien sûr le commissaire Maigret qui reste la star incontestée, sans que son visage ne soit définitivement associé à celui d’un acteur.
Parmi les 25 comédiens qui ont endossé son célèbre pardessus, avez-vous un faible pour Jean Gabin ou Bruno Cremer, Michel Simon ou Jean Richard ? À moins que le petit dernier, Gérard Depardieu, ne vienne bousculer vos préférences. Nul doute que Maigret n’a pas fini de se métamorphoser.
Georges Simenon, « Le plus vraiment romancier »
C’est André Gide qui, en admiration devant le talent de conteur de Simenon, le définit ainsi. Et il est vrai que l’écrivain belge, après s’être entraîné sur des centaines de pages de romans « légers », construisit une œuvre à part, au rythme d’un chapitre chaque matin.
Son originalité vient de sa capacité à ancrer, en quelques mots, ses quelque 10 000 personnages dans le réel, dans une atmosphère dont il rend compte par petites touches, comme un peintre impressionniste. Si lui-même refusait qu’on le définisse comme un écrivain « réaliste », il ne nous donne pas moins à voir des décors, des ambiances et des types de personnages qu’il a lui-même connus, dans tous les milieux sociaux.
Jouant avec virtuosité sur les anticipations et retours en arrière, il permet à son commissaire de laisser parler son intuition, préférable selon lui à toute méthode prédéfinie, et encore davantage à toute démarche scientifique. Observer, partager, s’identifier… C’est uniquement ainsi que Maigret parvient à résoudre l’énigme principale : non pas savoir qui a tué, mais comprendre quelle personne était l’assassin, sans jamais juger.
« Toute sa vie, il s’était efforcé d’oublier les différences de surface qui existent entre les hommes, de gratter le vernis pour découvrir, sous les apparences diverses, l’homme tout nu. » Cette définition que donne Simenon du travail de Maigret, ce fut aussi la sienne.
La naissance de Maigret
Voici comment Simenon raconte la création de son personnage fétiche :
« Un peu somnolent, je commençais à voir se dessiner la masse puissante et impassible d’un monsieur qui, me sembla-t-il, ferait un commissaire acceptable. Pendant le reste de la journée, j’ajoutai au personnage quelques accessoires : une pipe, un chapeau melon, un épais pardessus à col de velours. Et comme il régnait un froid humide dans ma barge abandonnée, je lui accordai, pour son bureau, un vieux poêle de fonte. » (texte rédigé pour l’édition des Œuvres complètes de 1966).
Et voici le même personnage, pour sa première apparition dans Pietr-le-Letton (1929) :
« Le commissaire Maigret, de la Première Brigade mobile, leva la tête, eut l’impression que le ronflement du poêle de fonte planté au milieu son bureau et relié au plafond par un gros tuyau noir faiblissait. Il repoussa le télégramme, se leva pesamment, régla la clef et jeta trois pelletées de charbon dans le foyer. Après quoi, debout, le dos au mur, il bourra une pipe, tirailla son faux col qui, quoique très bas, le gênait. Il regarda sa montre qui marquait 4 heures. Son veston pendait à un crochet, planté derrière la porte. »
Isabelle Gregor – Herodote