On les connaît souvent, ces grandes phrases de philosophes dont on aime parsemer une dissertation ou un dîner en ville. Mais les comprend-on vraiment ? De Platon à Hannah Arendt, voici une révision rapide :
« L’homme est la mesure de toute chose »
Protagoras (v. 486-v. 410 av. J.-C.), cité par Platon dans Le Théétète (152-a)
Protagoras était l’un des plus célèbres philosophes de l’Antiquité grecque. Chef de l’école des sophistes, qui enseignaient aux jeunes gens l’art de la politique et de l’éloquence, il considérait qu’aucune norme absolue ne s’impose à l’homme. Ce dernier est donc le critère, la mesure de tout ce qui existe. Il est libre de créer ses vérités. Platon s’oppose à lui au nom des Idées, des essences éternelles des choses (par exemple de la Justice ou du Bien), qui ne dépendent pas de nous mais se découvrent après une longue recherche.
« Quiconque se soumet de bonne grâce à la nécessité est un sage »
Épictète (50-125 ou 130), dans le Manuel
Comment rester serein dans un monde incertain, où nous sommes voués à divers malheurs ? C’est très simple, pour le stoïcien Épictète. Il suffit de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Nous avons un certain pouvoir sur nos pensées, nos désirs, notre imagination. Nous pouvons nous raisonner, nous calmer, nous forcer à ne pas viser l’impossible. Mais face à des événements extérieurs, comme la mort d’un proche ou un tremblement de terre, nous ne pouvons rien. Alors contrôlons notre esprit pour ne pas être débordés par nos passions. Et ne nous affligeons pas des événements sur lesquels nous n’avons pas de contrôle – c’est ce qu’Épictète appelle la nécessité. En plus d’avoir tout compris à la marche du monde, nous serons heureux.
« Soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin »
Sun Tzu (VIe siècle avant J.-C.), dans L’Art de la guerre
Pour ce philosophe chinois, la guerre ne passe pas, comme en Occident, par de grandes batailles et de prestigieux actes de bravoures. Selon lui, le bon stratège étudie en amont l’état des armées en présence, la nature du terrain, les déplacements des troupes ou les alliances possibles. Agissant par la ruse plus que par le fracas des armes, il fait de la victoire la conséquence inéluctable de ses manœuvres préalables.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
François Rabelais (1484 ou 1494-1553), dans Pantagruel
Dans son roman comique, l’écrivain français François Rabelais se fait un disciple de l’humanisme, ce mouvement qui, à la Renaissance, promeut la libre recherche et la lecture des auteurs antiques. Il ne suffit pas, pour devenir un être accompli, d’apprendre par cœur des formules et des règles. Il faut parvenir à y réfléchir, à les remettre en question, voire à les critiquer. Cette célèbre formule est souvent utilisée pour rappeler aux savants et aux décideurs que toute innovation scientifique doit être examinée, pour voir si elle coïncide avec nos idéaux moraux et politiques.
« Il est nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon »
Nicolas Machiavel (1469-1527), dans Le Prince
Le penseur florentin de la Renaissance est souvent présenté comme un adepte du cynisme en politique : ne croire en rien, trahir ses promesses, ne pas hésiter à utiliser la violence pour parvenir à ses fins… Être machiavélique, en somme. Ce n’est pas exactement ce qu’il écrit dans Le Prince, son guide pour les dirigeants. Placé sous les yeux de la société qu’il dirige, le chef doit être guidé par les qualités morales tant que celles-ci ne remettent pas son pouvoir en cause. Mais s’il doit, pour que son État subsiste, accomplir des actes immoraux, comme mentir ou se montrer impitoyable, son devoir politique l’y oblige.
« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie »
Baruch Spinoza (1632-1677), dans l’Éthique
Pour ce philosophe qui, à la suite de Descartes, veut élaborer une connaissance des choses et de l’homme, de son savoir comme des ses affects, l’image du sage qui médite sur la mort est dangereuse. Nous sommes avant tout des êtres de désir, animés par un principe vital qui nous fait mieux connaître le monde et progresser dans la morale. C’est pourquoi nous devons nous améliorer ici et maintenant, au lieu de nous perdre dans l’espoir de l’au-delà ou le désespoir de devoir mourir.
« Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), dans Introduction à la philosophie de l’histoire
L’histoire, selon le philosophe allemand Hegel, a une logique et un sens. Elle progresse vers une plus grande compréhension de soi-même, et vers un État qui assure à la fois notre liberté et l’obéissance aux lois. Mais ce mouvement du temps humain, dit-il, est dialectique. Il passe par des phases qui s’opposent les unes aux autres, par des drames et des tragédies qui font naître quelque chose de nouveau. D’ailleurs, les grands moments – comme, pour Hegel, la conquête de l’Europe par Napoléon – n’obéissent pas toujours à la réflexion. L’histoire est le fruit de passions, comme l’ambition ou le désir de gloire. Cela n’empêche pas du tout ces emportements privés de servir, par ce qu’il appelle une « ruse de la raison », à une progression qui a une signification rationnelle.
« La vie oscille, comme un pendule de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui »
Arthur Schopenhauer (1788-1860), dans Le Monde comme volonté et comme représentation
Pessimiste, ce philosophe allemand ne croit pas au bonheur, à une vie sereine et stable. Nous sommes la proie du désir, qui nous fait souffrir tant que nous n’avons pas conquis l’objet (ou l’être) de nos rêves. Mais quand nous l’avons atteint, notre désir s’éteint. La vie devient alors morne et sans intérêt : nous souffrons encore, non plus d’être privés de ce que nous imaginions faire notre bonheur, mais de ce calme un peu déprimant qui accompagne la possession. Nous avons beau nous bercer d’illusions, par exemple sur l’amour (qui n’est au fond qu’un besoin de se reproduire), la conquête et la félicité conjugale… nous sommes finalement toujours animés de ce qu’il appelle un « vouloir-vivre » souterrain – et pas toujours très satisfaisant.
« Le moi n’est pas maître dans sa propre maison »
Sigmund Freud (1856-1939), dans L’Inquiétante Étrangeté et autres essais
Le fondateur de la psychanalyse observe que des siècles de philosophie, qui présentent l’être humain en pleine possession de lui-même, grâce à sa raison et sa volonté, nous ont induits en erreur. En découvrant chez ses patients des mouvements inconscients, qui se manifestent par des rêves, des lapsus, des désirs interdits par la société, il montre que notre rêve de maîtrise sur nous-mêmes est illusoire. Outre des pulsions refoulées dans ce que nous ne voulons pas voir, nous sommes également guidés par des interdits que nous avons, sans même nous en rendre compte, intégrés en nous. Il ne s’agit pas de libérer tous ces désirs, mais de guérir, par la parole et avec un psychanalyste, des souffrances que font naître nos pulsions réprimées.
« Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés isolés »
Hannah Arendt (1906-1975), dans Le Système totalitaire
Les régimes totalitaires, comme les régimes nazis ou staliniens, ne sont pas seulement des dictatures dans lesquelles un dirigeant écrase la société. Avec le totalitarisme, c’est l’homme lui-même qui se trouve transformé. Par l’idéologie, la propagande et la terreur apparaissent des individus capables de dénoncer leur voisin ou leurs parents, de perdre complètement le contact avec la réalité. C’est pourquoi Arendt considère qu’il s’agit d’une masse, fanatisée par son chef et sa vision du monde, mais dans laquelle plus aucun lien social ou même familial n’est préservé. Directement branché au leader, l’individu est au fond isolé de manière radicale. Il est même déraciné, privé de tout lien avec sa communauté, son passé, ses propres pensées. Le totalitarisme touche notre humanité en son cœur.