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Manet et Degas

« Manet/Degas » : l’affiche claironne, assurément. Pour un peu, elle allécherait le fondu des têtes de gondole. Et puis le Musée d’Orsay a pris soin de ­l’illustrer de figures féminines, alternativement un portrait de Berthe Morisot, par Manet, et la Jeune Femme aux ibis de Degas. On salive à bon droit. On le sait, pourtant, ces grandes expositions posant des ­ « regards croisés » sur deux œuvres distinctes ne sont que prétexte à rameuter les foules assoiffées d’« incontournable ». Manet-Degas, donc. On aurait pu trouver d’autres duos, d’autres tandems, d’autres couples dans le Paris d’alors, au faîte d’un énième apogée. Manet et Berthe Morisot, justement. Ou bien Monet et Renoir, unis dans le bonheur de peindre sous le soleil. Ou encore Courbet et Whistler, non sans frictions galantes, cette fois, et l’amère conclusion de l’Américain à propos du maître français : « Son influence a été dégoûtante. » Qu’ils soient marqués ou non par un rapport de ­domination, ces compagnonnages-là ont produit des échanges, et des plus fructueux.

Jonchée d’énigmes irrésolues et grevée de silences ­irritants, la brève amitié – dix, douze ans tout au plus – qui lia les deux héros aujourd’hui célébrés par le Musée d’Orsay pourrait plutôt laisser perplexe. Georges ­Bataille, par exemple, n’en souffle mot dans le bel essai qu’il consacra à Manet en 1955. Au reste, certaines ­formules au détour des textes livrés par les principaux commissaires de ­l’exposition traduisent un embarras rampant (« Ce qui les différencia ou les opposa est encore plus criant », avertit Laurence des Cars, initiatrice du projet).

Deux hommes neufs
Il est vrai que ce qui pourrait les souder, ou tout au moins les ouvrir l’un à l’autre ne tarde pas à les éloigner. Tous deux sont des fils de famille. On les aurait bien vus l’un grand clerc, l’autre officier dans la Royale. Ils ont toutefois su vaincre les réticences paternelles et ont eu tout le loisir de visiter les musées, comme les moyens de parfaire leur initiation à l’étranger… Car cette bourgeoisie – ­finance, haute administration – qui les a engendrés se veut éclairée. Comme leurs parents, comme leurs aïeux, nos deux génies sont des hommes neufs, attentifs aux convulsions du monde. Un état flagrant chez Manet, ­catholique mais ­républicain convaincu, toujours tenté d’introduire ­l’actualité politique dans son œuvre.

Que l’on songe à L’Exécution de Maximilien (1867-1868). De la rigueur de la composition, de sa froideur même, sourdent des détails qui stigmatisent les errements de la politique étrangère de Napoléon III. Ce peut être la figure de ­véritable martyr prêtée par l’artiste à l’éphémère empereur du Mexique, mort d’avoir été lâché par celui-là même qui l’avait assis sur son trône, ou encore les uniformes du peloton, notamment celui du sergent armant son ­fusil, qui ressemblent à s’y méprendre aux uniformes français (« La France fusillant Maximilien ! » s’était ­exclamé Zola). La même vigueur contestataire anime les estampes inspirées par « l’Année terrible », et plus particulièrement par la sanglante répression de la Commune : La Barricade ou Le Soldat mort, gisant dans les traits ­duquel il est impos­sible de ne pas reconnaître Napoléon III – ce soldat de 1871 ne pouvait porter bouc et mous­tache cirés, la coquetterie ayant été proscrite dans les ­armées dès la journée ­révolutionnaire du 4 septembre 1870.

Source : le Figaro