Ce que préparent les grandes puissances
Un nouveau monde en gestation
15 février 2023 : Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), dessine le portrait du monde tel que la guerre d’Ukraine est en train de le redéfinir. Son essai Les ambitions inavouées, ce que préparent les grandes puissances (Tallandier, janvier 2023, 334 pages, 22,50€) témoigne du grand retour de l’Histoire avec ses enjeux régionaux, ses alliances et ses affrontements. Une Histoire dans laquelle l’Europe s’est mise aux abonnés absents, mais jusqu’à quand pourra-t-elle refuser d’y rentrer ?
Si le continent latino-américain dans son ensemble présente un calme olympien, sans crise majeure, si l’Afrique elle-même ne compte aucun conflit de haute intensité, il en va différemment de l’Eurasie et de ses 5 milliards d’habitants sur 54 millions de km2. Elle concentre les trois principaux lieux de tension de l’heure, à savoir le Donbass (Ukraine), Taiwan et l’Iran.
La grande nouveauté de l’heure est l’incapacité de l’Europe à gérer ces crises et faire entendre sa voix. Elle s’en tient à suivre Washington, compter les coups et en recevoir.
Le 9 novembre 1989, la chute du Mur a clos la « guerre civile européenne » (Ernst Nolte) enclenchée par l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914 ou plus précisément la Révolution d’Octobre, le 6 novembre 1917.
Nous avons alors cru en une Europe supranationale qui garantirait la paix éternelle et la prospérité pour tous, en attendant de convertir l’humanité souffrante aux seules valeurs qui vaillent : laïcité pour tous, droits individuels, libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes, lutte contre les populismes et les égoïsmes nationaux, etc.
Tout cela a volé en éclats avec l’offensive russe du 24 février 2022. La prospérité pour tous est reportée aux calendes grecques. La nation et le patriotisme font leur grand retour, du moins en Ukraine… et l’on ne peut qu’être troublés de voir les Grünen allemands, pacifistes de toujours, se faire les champions de la guerre !
L’Europe au bord de la crise de nerfs
Dans l’Union européenne, les tensions s’accroissent en dépit des déclarations publiques. À l’encontre des espoirs mis dans l’euro, « le marché commun et la monnaie unique ne rapprochent pas les performances économiques des pays européens. Au contraire, une cassure est apparue entre Europe du nord et Europe du sud, » observe Thomas Gomart. L’Allemagne a conservé son tissu industriel et mène une politique mercantiliste agressive, en privilégiant ses exportations envers et contre tout. Il s’ensuit que « la taille de son économie offre la possibilité à l’Allemagne d’imposer presque mécaniquement ses vues et d’exercer ainsi une semi-hégémonie de fait ».
Le réveil s’annonce douloureux. Pour avoir négligé la dimension géopolitique de ses importations de gaz et en particulier des gazoducs Nord Stream, l’industrie manufacturière allemande doit faire face au double choc de la transition énergétique et de l’explosion des coûts de l’énergie.
Pour ne rien arranger, son secteur automobile, essentiel à la prospérité et à la cohésion du pays, souffre de devoir se convertir à la voiture électrique et « intelligente », avec des technologies maîtrisées essentiellement par la Chine et les États-Unis.
« Obligés de rompre avec l’Iran, puis la Russie, les pays européens doivent adapter, dans l’urgence, leurs modèles énergétiques en les combinant au risque de subir un fort déclassement industriel et repenser leurs relations commerciales avec les États-Unis, la Chine ou l’Inde », écrit Thomas Gomart. Qui plus est, « en développant des échanges avec des pays ouvertement opposés à ses valeurs, l’UE se heurte sans cesse à des questions identitaires, très sensibles dans les opinions ».
C’est que les confrontations ne se limitent pas aux champs commerciaux et militaires. Elles passent aussi par l’idéologie, laquelle ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux. « Les démocraties occidentales promeuvent leurs valeurs à travers une doxa universaliste et inclusive qui est portée par les autorités publiques, les organisations non gouvernementales et les entreprises », observe-t-il.
Reste que ces « valeurs » passent de plus en plus mal comme l’atteste leur rejet violent dans le monde islamique aussi bien qu’en Inde, en Afrique et bien sûr en Chine. Les Occidentaux peinent à comprendre ce rejet « car ils continuent à penser que tous aspirent à vivre comme eux ».
L’Empire du Milieu refait surface
En dix ans, de 2008, année des Jeux Olympiques de Pékin, à 2018, date à laquelle le président Trump a lancé la guerre commerciale, la Chine est passée du statut de puissance émergente à celui de challenger.
Dans le même temps, Xi Jinping, porté à la présidence en mars 2013, n’a eu de cesse de renforcer son pouvoir personnel. Tout comme son homologue russe Vladimir Poutine, il a obtenu de se faire réélire indéfiniment.
Il rappelle aussi aux « entrepreneurs patriotes » qu’ils lui doivent fidélité et obéissance. Mis au secret pendant plusieurs semaines, Jack Ma, fondateur d’Alibaba (l’Amazon chinois) en fait la douloureuse démonstration. Enfin, tel Big Brother (1984, George Orwell), il pousse les feux sur l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale ou encore le crédit social (des récompenses et des pénalités sous condition) de façon à encadrer strictement la population.
Instruit par l’effondrement de l’URSS en 1991, Xi Jinping veille à préserver la cohésion du Parti communiste chinois (PCC), garant de la stabilité du régime. Ainsi le gouvernement a-t-il pu résister en 2022 à la vague de manifestations de rue contestant sa politique anti-covid.
« Fascinés par sa dynamique économique, les Occidentaux n’ont pas voulu voir que la Chine était le pays ayant le moins modifié sa conception du monde lors de la chute de l’URSS. En réalité, pour elle la guerre froide n’a jamais pris fin. Ils tardent aussi à mesurer les effets du travail d’influence exercé par la Chine auprès du Sud global, écrit Thomas Gomart. En finançant des infrastructures et des programmes de coopération, la Chine se rend indispensable dans de nombreux pays », ce qui n’est pas sans susciter des tensions. Ainsi les Sri-lankais ont-ils manifesté violemment contre le surendettement de leur pays auprès de Pékin.
Pour les États-Unis, la Chine apparaît d’autant plus redoutable que son produit intérieur brut (PIB) est en passe de rattraper le leur. C’est du jamais vu. Dans le siècle précédent, le PIB des puissances rivales des États-Unis ne dépassait jamais 40% de leur propre PIB.
Avec la Chine, les États-Unis doivent donc se préparer à un affrontement d’égal à égal, tant dans le domaine économique que dans le domaine militaire. « Question stratégique centrale de la prochaine décennie, Paris redoute de voir l’Europe entraînée, à son corps défendant, dans une confrontation entre la Chine et les États-Unis. C’est un risque majeur qui apparaît à la lecture du Concept stratégique de l’OTAN publié en juin 2022, » lit-on dans Les ambitions inavouées.
Imprévisibles États-Unis
On peut comprendre dans cette perspective que Washington ait envie de resserrer au préalable les liens avec ses alliés traditionnels et d’éliminer ses rivaux secondaires, à commencer par la Russie. Celle-ci, de façon quelque peu imprudente, a ouvert les hostilités en février 2007, quand le président Poutine a dénoncé l’hégémonie américaine à la tribune de la 43e conférence de Munich sur la sécurité : « Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? C’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force, un seul centre de décision. C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain ».
Le président russe s’est méthodiquement préparé à l’épreuve de force en organisant une forme d’autarcie et en s’assurant un atout maître avec cinq produits stratégiques dont son pays est devenu le premier exportateur à destination des pays pauvres ou émergents : pétrole, gaz, nucléaire civil, blé, armements. De là la surprise des observateurs devant la résilience de la Russie face aux sanctions occidentales.
Mais tout aussi surprenant est le rebond des États-Unis. Décidément plus forts de défaite en défaite, un mois tout juste après leur humiliant retrait d’Afghanistan du 15 août 2021, ils ont annoncé la mise en place d’une nouvelle alliance avec l’Australie et le Royaume-Uni pour contenir la montée en puissance de la Chine. L’une des premières mesures de cette alliance AUKUS fut… l’annulation d’un contrat de livraison de sous-marins par la France à l’Australie, en violation de toutes les règles commerciales !
Aujourd’hui, du fait de la crise institutionnelle qui la secoue (assaut contre le Capitole, fractures raciales, restriction du droit à l’avortement), « l’Amérique ne fait plus rêver le monde, elle l’inquiète, »écrit Thomas Gomart. Il n’empêche que dans le même temps, elle affiche une santé insolente, profitant de la flambée des prix de l’énergie et de la dépendance de leurs alliés et protégés envers leur armée et leur industrie d’armement.
Actifs dans le Pacifique comme dans l’Atlantique, les États-Unis dépensent bon an mal an 800 milliards de dollars pour leur défense (environ le tiers du PIB de la France). Ils assument 70% des dépenses de l’OTAN et se donnent pour cela tous les droits sur leurs alliés.
Au plus fort de la guerre d’Ukraine, plaidant l’interopérabilité des forces, au nom de l’efficacité, ils ont convaincu les Allemands et les Polonais de s’équiper en avions F-35 de Lockheed, ce qui réduit à néant l’espoir d’une défense européenne autonome. De dépit, la Française Florence Parly, ministre des Armées en 2017-2022, a signifié aux autres Européens que « la clause de solidarité de l’OTAN est l’article 5 du traité [obligation de soutenir tout membre de l’alliance qui serait agressé], pas l’article F-35 ! ».
L’hégémonie des États-Unis en Europe ne se mesure pas seulement au domaine militaire. Elle s’étend aussi au domaine juridique, par l’extraterritorialité du droit américain, un droit léonin qui permet à Washington de rançonner les entreprises et les banques qui s’obstineraient par exemple à commercer avec l’Iran.
Pour le reste, usant et abusant de son rôle de protecteur face à la Russie, Washington ne se gêne pas pour subventionner ses entreprises (loi IRA d’août 2022), leur offrir du pétrole et du gaz à des prix défiant tout concurrence, ou encore permettre à ses géants de l’internet (GAFAM) d’exploiter à leur guise les données numériques personnelles des Européens.
Les géants de l’internet participent eux-mêmes à cette forme d’hégémonie avec un arbitraire qui laisse pantois. Le multimilliardaire Elon Musk, par exemple, a mis en février 2022 sa constellation de satellites Starlink au service des Ukrainiens pour leurs échanges internet haut débit. En octobre 2022, il a suspendu ce service de façon tout aussi discrétionnaire au prétexte, semble-t-il, de forcer les Ukrainiens à négocier !
L’Inde ou l’art du double jeu
Tandis que l’Europe sort à grands pas de la scène, l’Inde y fait son entrée avec une discrète détermination (l’accession d’un riche fils d’immigrant hindou à la tête du gouvernement britannique en est un symbole éclatant).
Devenue le pays le plus peuplé du monde devant la Chine, avec 1,4 milliards d’habitants, soit trois fois plus que l’Europe, l’Inde, à la grande différence de celle-ci, sait où elle va.
Toujours attachée aux formes démocratiques et parlementaires qui la distinguent de sa rivale chinoise, elle se projette dans un nouveau monde avec le Premier ministre Narendra Modi. « Depuis son accession au pouvoir en 2014, le nationalisme hindou tend à faire basculer l’Inde dans un nouveau type de régime, la « démocratie ethnique », et, ce faisant, à rejeter le sécularisme et la diversité religieuse dont le pays a longtemps tiré fierté », écrit Thomas Gomart.
En 1974, elle est entrée dans le club étroit des pays détenteurs de la bombe atomique, suivie par son ennemi de toujours, le Pakistan. Depuis lors, elle joue un jeu d’équilibre avec des partenariats tous azimuts. Méfiante à l’égard des États-Unis, elle continue de s’approvisionner en armements auprès de la Russie et lui achète aussi du pétrole en dépit des sanctions économiques.
Soucieuse toutefois de préserver sa souveraineté, l’Inde multiplie ses fournisseurs d’armes : France, Israël, Japon… Par son budget militaire, 76 milliards de dollars en 2021, elle se classe au 3e rang mondial derrière les États-Unis et la Chine. Thomas Gomart voit dans ce jeu d’équilibre une démarche très « gaullienne ».
Les puissances régionales du Moyen-Orient n’affichent pas autant de subtilité. La Turquie, l’Arabie et l’Iran, qui n’ont jamais été colonisés par une puissance européenne, font l’objet d’une forte personnalisation du pouvoir autour de Recep Tayyip Erdogan, Mohammed ben Salman (MBS) et Ali Khamenei. À la grande différence de leur homologue indien, tous les trois mettent leur religion au service de leurs intérêts géopolitiques (et vice-versa).
Il s’ensuit des jeux diplomatiques et militaires d’une infinie complexité qui rappellent l’Europe d’avant 1914. Ainsi l’Arabie se rapproche-t-elle de l’Égypte, d’Israël et des Émirats Arabes Unis (Abu Dhabi) pour faire pièce à la Turquie et au Qatar, lesquels sont proches des Frères musulmans, ainsi qu’à l’Iran. La Turquie, bien que membre de l’OTAN, garde des liens étroits avec la Russie tout en vendant des drones à l’Ukraine car elle ne souhaite pas que la mer Noire devienne une mer russe !…
Ces grandes manœuvres relèvent de la Realpolitik, autrement dit d’une vision réaliste et univoque des intérêts nationaux de chacun.
Tout le contraire des Européens, qui cherchent d’une part à se placer sous la protection du Pentagone, d’autre part cultivent le rêve d’une « Europe puissance » qui leur permettrait d’être respectés sur la scène internationale. Ce projet est mort il y a vingt ans, en 2003, quand Chirac, Schröder et Poutine ont tenté de s’opposer à l’invasion de l’Irak par l’armée américaine. Cette péripétie « résonne encore comme le dernier moment gaullien de la diplomatie française », note Thomas Gomart avec une pointe de nostalgie.