Histoire

La guerre d’Ukraine
Un accélérateur de l’Histoire

22 février 2023 : un an après l’agression de l’Ukraine par l’armée russe, la situation sur le terrain semble figée si l’on en juge par les reportages de guerre. Mais rien n’est déjà plus comme avant. « La guerre, cet accélérateur de l’Histoire, » selon une formule prêtée à Lénine, a changé le monde et retourné nos esprits.
Plus sûrement que la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, l’offensive du 24 février 2022 a clos le cycle historique ouvert par l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914 et la Révolution d’Octobre le 6 novembre 1917. Mieux encore, elle a mis un terme définitif à cinq siècles de domination européenne sur le monde. Le monde redevient « normal » et il va falloir nous en accommoder.


Cette nouvelle réalité n’est pas perceptible pour qui s’en tient à la lecture des médias et des réseaux sociaux, lesquels font bloc aux côtés des héroïques combattants ukrainiens.
Comment leur donner tort ? D’un point de vue moral, la cause ukrainienne est absolument juste et l’agression russe d’autant moins défendable qu’elle se traduit par une brutalité comparable aux guerres de Yougoslavie, il y a un quart de siècle (exécutions sommaires et tortures, viols de masse, camps de concentration, bombardements de villes). Mais la morale et l’indignation ne sont d’aucune utilité pour comprendre les événements et en changer le cours (note).
Regardons la guerre d’Ukraine en historien. Faisons abstraction de l’émotion mais ne tombons pas dans l’outrance du Premier ministre hongrois Viktor Orban qui la ramène à « une guerre entre des troupes de deux pays slaves, limitée dans le temps et – pour le moment – dans l’espace » (Budapest le 18 février 2023). Chacun sent bien que cette guerre est bien plus que cela par ses répercussions en Europe et dans le monde.
En mars 2022, nous avons publié un recueil de nos articles des mois précédents qui montrent l’enchaînement de maladresses et de cynisme qui a conduit au drame actuel, tant du côté russe que du côté ukrainien, européen et américain. Un an après, ce document, sous le titre Les causes politiques de la guerre, conserve toute sa pertinence et sans doute pourrons-nous le compléter dans les années à venir, quand certains mystères auront été levés, par exemple sur le déclenchement de la révolution Euromaïdan à Kiev en 2014 ou le sabotage des gazoducs de la Baltique en 2022.

En attendant, tout en exprimant le souhait que la guerre se termine de la moins mauvaise des façons, nous pouvons déjà recenser ses premières conséquences sur l’ordre international.

Le Sud uni derrière l’agresseur russe :
Le 2 mars 2022, une semaine après l’invasion de l’Ukraine, l’Assemblée générale de l’ONU a voté une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». Sur 193 États, 141 ont approuvé la résolution ce qui a conduit Le Monde à titrer triomphalement sur « l’isolement historique de la Russie à l’ONU ». En matière de désinformation et « fake-news », difficile de faire pire ! De fait, les États qui approuvé la résolution rassemblent moins d’un tiers de la population mondiale et les plus grands États de la planète (Inde, Chine, Indonésie, etc.) se sont abstenus de condamner l’agression

Les mêmes États, soit les deux tiers de l’humanité, ont refusé de s’associer aux sanctions économiques réclamées par Washington et ses alliés. Au sein même de l’OTAN, la Turquie, comme à son habitude, est restée dans l’ambiguïté en continuant de commercer et dialoguer avec la Russie. Il s’ensuit que celle-ci, après un an de guerre, résiste somme toute mieux que l’Union européenne et le Royaume-Uni, atteints de plein fouet par les flambées inflationnistes sur l’énergie.

Peut-on comprendre que tant d’États refusent de condamner un agresseur ? Si les Européens et les Nord-Américains s’indignent à bon droit d’une agression qui viole toutes les conventions internationales, les autres États de la planète se disent que cette agression, qui affecte l’Europe et elle seule, n’est ni plus ni moins scandaleuse que toutes les agressions qu’ils ont eu à subir de la part des Occidentaux, la dernière en date étant l’invasion de l’Irak par l’armée américaine il y a tout juste vingt ans.

Plus gravement, ces autres États sont en droit de craindre qu’une défaite trop écrasante de la Russie replace le monde sous le leadership américain. L’Inde, par exemple, ne pourrait plus préserver son subtil jeu d’équilibre entre Russie, Chine et Occident, et serait obligée de se placer sous la protection de Washington pour échapper à la pression de sa voisine chinoise. La Chine n’aurait plus de glacis protecteur à opposer aux États-Unis si d’aventure, entraînés par leur hubris, ceux-ci se lançaient dans une croisade pour l’indépendance de Taiwan.

L’Afrique subsaharienne ainsi que l’Algérie voient dans leurs relations avec le Kremlin une manière de consolider leur indépendance à l’égard de Washington et des anciennes puissances coloniales. Si le Kremlin venait à capituler, la Turquie elle-même ne pourrait plus se prévaloir de sa fonction de garde-frontière aux portes de la Russie et perdrait une grande partie de son intérêt stratégique aux yeux de Washington. Elle réapparaîtrait pour ce qu’elle est, un trublion agressif qui menace tous ses voisins : Arméniens, Grecs, Kurdes, Syriens…

Nous pouvons nous indigner de ces données géopolitiques qui n’ont que faire de la morale et font craindre à beaucoup de gens dans le monde une défaite de la Russie mais nous n’y pouvons rien changer. Le temps n’est plus où le monde était européen ou sous condominium étasunien-soviétique.

L’ONU et la Cour pénale internationale, reliques d’un ordre ancien :
La guerre d’Ukraine a réduit à l’impuissance les institutions internationales nées il y a quatre-vingts ans du rapprochement entre les démocraties occidentales et l’Union soviétique face au nazisme.

Au sein de l’Organisation des Nations Unies, le Conseil de Sécurité compte cinq membres permanents qui sont les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : États-Unis, Royaume-Uni, France, Russie et Chine. Ces cinq États disposent d’un droit de veto sur toutes les décisions contraignantes qui pourraient être prises par l’organisation. D’ores et déjà, la Russie et la Chine en font un usage systématique pour faire pièce à toutes les initiatives venues de leurs homologues occidentaux. Il n’y a aucun recours face à cette paralysie annoncée de l’ONU car une réforme de ses institutions et du Conseil de Sécurité nécessiterait l’unanimité de ses membres.

La Cour pénale internationale (CPI) a été fondée en 1998 à La Haye pour juger les criminels de guerre de Yougoslavie, du Rwanda et des conflits à venir. Elle aussi est vouée à l’impuissance parce qu’elle nécessite l’accord du Conseil de Sécurité pour être activée.

Plus gravement, la CPI est vérolée par le fait que les États-Unis, ainsi qu’Israël, la Chine, l’Inde, la Russie, etc. se sont abstenus de ratifier le Statut de Rome qui l’a instauré. Ces États ont voulu de la sorte échapper à d’éventuelles poursuites. Washington s’est même offert le luxe de démettre une procureure qui avait impudemment tenté de poursuivre des militaires américains impliqués dans des crimes de guerre en Irak. Il s’ensuit que la CPI en est réduite à poursuivre quelques seigneurs de guerre africains. Quant à poursuivre un jour les Russes coupables de crimes dans la guerre d’Ukraine, n’y pensons pas !

L’Europe sous protectorat américain :
La guerre d’Ukraine, venant après la pandémie de covid-19, a fait office de révélateur. Elle a mis en pleine lumière l’état de dépendance dans lequel est tombée l’Europe. Le Vieux Continent a perdu l’avance scientifique et industrielle qui lui avait permis en cinq siècles d’« occidentaliser » le monde. Celui-ci n’a désormais plus besoin d’elle et c’est l’Europe qui a besoin du monde : médicaments, semi-conducteurs, énergie, etc. En matière d’armements comme en matière d’énergie (gaz et pétrole de schiste), la guerre d’Ukraine a accentué aussi sa dépendance à l’égard de Washington.

Cette dépendance se paie d’une contrepartie politique : l’Union européenne ne peut plus rien refuser à Washington et aux stratèges du Pentagone. En cas d’initiative hasardeuse de ceux-ci dans la mer Noire, le Golfe Persique ou la mer de Chine, il serait impensable que des dirigeants européens rééditent la protestation solennelle de Chirac, Schröder et Poutine en 2003 face à la menace d’invasion de l’Irak.

En matière économique, l’Union européenne accepte l’extraterritorialité du droit américain de sorte que ses entreprises sont obligées de se soumettre aux injonctions de Washington, si malvenues soient-elles, sous peine de fortes amendes ; la Commission européenne a aussi accordé aux entreprises américaines de l’internet (GAFA) un accès étendu aux données personnelles des citoyens européens.

De façon plus inattendue, le patriotisme et la nation sont revenus sur le devant de la scène, parés du bleu et or du drapeau ukrainien ! Les militants pacifistes d’extrême-gauche se rangent ainsi parmi les plus ardents laudateurs de l’héroïsme des soldats-citoyens d’Ukraine.

Cependant que le pacifisme est tombé aux oubliettes, la lutte contre le réchauffement climatique est reportée aux calendes grecques. À Berlin, les ministres Verts du gouvernement Scholz ne trouvent rien à redire à la remontée brutale des émissions de gaz à effet de serre pour cause de guerre (réouverture de mines de charbon et de lignite, importation à tout va de GNL des États-Unis et du Qatar).