Pierre-Henri Tavoillot : de la réforme des retraites au droit au répit

Pour le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, qui s’intéresse tout autant aux bouleversements des âges de la vie qu’aux défis démocratiques d’aujourd’hui, la réforme de la retraite est indispensable… à condition qu’elle s’insinue dans tout le cours de nos existences.

1982-2022 : la retraite à 60 ans a fêté ses 40 ans. L’anniversaire n’a rien de joyeux. Car cette mesure phare de la présidence Mitterrand, qui se présentait alors comme une formidable conquête sociale à l’aune du XIXe siècle, s’est avérée un gigantesque anachronisme au regard du XXIe siècle. Nombreux étaient ceux qui, à gauche, avait conscience de ses dangers. Michel Rocard, Jean-François Kahn et bien d’autres les avaient identifiés. En 1991, le « livre blanc » l’assène : c’était une erreur historique qui fragilise durablement le système de répartition. De 1993 à nos jours, six réformes vont se succéder pour tenter d’en atténuer les effets, toutes insuffisantes pour assurer la pérennité du dispositif. Parions sans gros risque que celle de 2023, objet de tant de passions déchaînées en dépit de sa modestie, ne sera pas la dernière.

“L’âge du travail se réduit comme peau de chagrin”

Les données du problème sont pourtant claires. Au terme du XXe siècle, arrivé à 60 ans, on a cessé d’être un vieux ! En France, l’espérance de vie en 1900 était de 40 ans ; elle est aujourd’hui de 80 ans. Ce qui veut dire que nous vivons aujourd’hui une existence de plus que nos ancêtres. Que faire de cette vie gagnée ? Par ailleurs, l’espérance de vie, contrairement à ce que l’on dit souvent, n’a pas seulement augmenté à la fin de l’existence, mais aussi au milieu. La jeunesse s’est allongée, et même démesurément. La majorité à 18 ans n’est qu’une étape d’une entrée dans la vie qui s’étire : pas plus qu’on est vieux à 60 ans, on n’est adulte à 18 ans. Entre les deux, l’âge du travail se réduit comme peau de chagrin, concernant des cohortes qui seront moins nombreuses, alors que le nombre de retraités explose.

“Dans une société d’innovation, l’obsolescence programmée de la personne est une menace permanente, dont un âge trop précoce de la retraite accroît l’effet”
Pierre-Henri Tavoillot

À la suite des Trente Glorieuses, un triptyque existentiel se met peu à peu en place : vingt ans de formation ; quarante ans de travail ; vingt ans de retraite. Nul besoin d’être grand clerc pour identifier le déséquilibre en termes de solidarité intergénérationnelle. Tout repose sur un âge pivot qui risque de s’épuiser à la tâche, à moins que, comme Reiser l’avait jadis prophétisé dans un fameux dessin, on ne bascule dans un autre schéma ; en voici la légende affreuse : « Feignants, encore un peu de patience, bientôt l’âge d’or : étudiant, chômeur, retraité… une vie bien remplie. » Mais ce serait méconnaître un autre problème, car si, grâce aux bienfaits de la médecine, nous restons vieux de plus en plus tard, à cause des méfaits de l’économie, nous devenons obsolètes de plus en plus tôt. Dans une société d’innovation, l’obsolescence programmée de la personne est une menace permanente, dont un âge trop précoce de la retraite accroît l’effet.

Ces bouleversements démographiques sont bien connus, mais ils révèlent un point plus rarement souligné : la retraite a changé de sens. Elle fut inventée pour un être un « secours » contre l’indigence sénile et surtout un bref repos après une longue vie de labeur. C’est Bismarck qui en fut l’initiateur afin de couper l’herbe sous les pieds des revendications socialistes. Mais, à l’époque, on disait de son invention qu’elle était une « retraite pour les morts », puisque rares étaient les ouvriers qui parvenaient à atteindre l’âge légal. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, la retraite est devenue tout autre chose : un temps offert à l’épanouissement personnel après une vie de labeur de plus en plus courte. Aujourd’hui, le travail occupe en moyenne environ 10 % de notre existence : il commence plus tard, finit plus tôt, avec une durée hebdomadaire moindre, des congés, et une vie beaucoup plus longue. Cela dit, s’il occupe moins notre temps, il nous prend plus la tête qu’avant, car ses frontières sont devenues floues.

Les deux sens philosophiques de la retraite

Par quoi la retraite retrouve son sens philosophique, ou plutôt ses deux sens, car, depuis la fin de l’antiquité, deux modèles de retraite sont en concurrence.

Il y a, d’abord, la retraite énergique, qui a été promue par Cicéron dans son traité De la vieillesse : il présente un vieillard gentleman farmer, doté de bons revenus, mais surtout rempli de sagesse et d’énergie. Ceci parce que cela : la sagesse lui permet de renoncer aux passions « inutiles » (les honneurs, la volupté, …) pour se concentrer sur l’essentiel. Le vieux fait donc plus et mieux que le jeune, ce pourquoi sa retraite est active.
On trouve ensuite la retraite monastique de saint Augustin, qui se conçoit comme un retrait du monde et de ses vanités. Loin de poursuivre la vie normale, elle marque l’amorce d’une nouvelle carrière, en laquelle le chrétien (novus homo) doit dépasser l’homme (vetus homo), pour travailler exclusivement à son salut. La retraite est donc une renaissance qui doit nous faire préférer le salut par la bure au salaire du labeur.


“Un Cicéron démocrate, doublé d’un Augustin laïc : telle est la figure rêvée du retraité d’aujourd’hui”
Pierre-Henri Tavoillot

Notre époque contemporaine est tentée par une motion de synthèse de ces deux modèles. De Cicéron, nous reprenons volontiers l’image du retraité actif : « plus occupé que lorsqu’il travaillait », mais sans la dimension aristocratique, grâce à l’État Providence. D’Augustin, nous gardons l’idéal du retrait d’un univers de frénésie focalisé sur la productivité, mais sans forcément la dimension religieuse. Un Cicéron démocrate, doublé d’un Augustin laïc : telle est la figure rêvée du retraité d’aujourd’hui. Le senior fringant débutera une étape inédite de la vie : voyage, cours de philo, divorce … autant d’expériences passionnantes d’une nouvelle carrière avant la vraie vieillesse.

Perdre sa vie à la gagner ou peur du vide ?

Mais cette image idyllique, très tentante à l’âge du développement personnel, a deux inconvénients majeurs qu’il ne faut pas négliger.

En premier lieu, elle renoue avec la puissante dévalorisation du travail qui était le propre des sociétés aristocratiques. Le travail, cette torture (tripalium), c’est bon pour le bas de l’échelle sociale ; l’élite, elle, doit s’en préserver pour se consacrer à l’otium, le loisir studieux (dont le contraire – negotium – donnera le négoce, autrement dit le business). Le labeur tend à n’être plus perçu comme un facteur d’émancipation (ce qui était encore l’idée de Marx), mais comme un vecteur d’aliénation (comme le soutiendra Marcuse). Pourquoi perdre sa vie à la gagner alors qu’on pourrait la finir en rentier ? Le plus tôt sera donc le mieux. C’est ici que l’idéal de la retraite rencontre l’utopie de l’allocation universelle, ou « revenu d’existence ». Ensemble, elles acteraient la « fin du travail », voire « le droit à la paresse » (pour reprendre le titre du livre de Paul Lafargue, gendre de Marx). Certains croient identifier dans la « grande démission » (ou quiet quitting en anglais), post-Covid, l’amorce de ce mouvement, nouvel horizon du progrès social.

“Le travail demeure un devoir individuel et collectif : devoir d’autonomie personnelle et devoir de solidarité collective. Vouloir s’en passer équivaut à renoncer à la liberté”
Pierre-Henri Tavoillot

Mais comment ne pas voir que ce projet se heurte à l’obstacle implacable de son équilibre collectif ? Victor Hugo avait rappelé cette évidence dans les Misérables : pour pouvoir partager la richesse, encore faut-il commencer par la produire. Le capitalisme veut produire sans partager ; le communisme veut partager sans produire. Ce sont deux impasses. Certes, on perçoit aujourd’hui un désir puissant des individus (occidentaux) de s’épanouir dans leur travail, ce qui exige d’en repenser les conditions. Mais le travail demeure, envers et contre tout, un devoir individuel et collectif : devoir d’autonomie personnelle et devoir de solidarité collective. Vouloir s’en passer équivaut à renoncer à la liberté.

L’idéalisation excessive de la retraite comporte un second défaut. Elle occulte une rupture brutale dans le cours de l’existence. Son seul équivalent serait l’arrivée du premier enfant dans un couple, puisque, dans l’un et l’autre cas, c’est la totalité du quotidien qui se trouve bouleversée. Mais alors qu’un enfant apporte du lien et du plein (parfois trop !), la retraite est menacée par le rien. Plus d’agenda, un relationnel amputé, une identité incertaine, un sentiment d’inutilité sociale… Il ne faut pas négliger ces pertes terribles que la retraite provoque.

Vers un “droit au répit” avant la retraite

En France, une retraite dure aujourd’hui en moyenne 20 ans. En 1982, c’était dix ans. Cette même année, il y avait 2,6 cotisants actifs pour un pensionné ; le ratio est aujourd’hui de 1,7, avec des perspectives démographiques sombres. À terme, le dispositif de répartition n’est donc pas viable sans au moins l’une de ces trois corrections : augmentation de l’âge de départ, baisse des pensions et/ou hausse des cotisations. On peut crier à l’injustice sociale sur chacune ces mesures. Mais la première priorité de la justice sociale, c’est que le système tienne bon afin qu’on ne revienne pas à l’époque (1962) du « rapport Laroque » où cette phrase fut prononcée : « Aujourd’hui vieillesse est synonyme de pauvreté. »

“Le principe d’une ‘retraite tout au long de la vie’ serait : vous acceptez de travailler plus longtemps mais avez la possibilité, au cours de votre carrière, de prendre du temps pour vous”
Pierre-Henri Tavoillot

C’est seulement avec une garantie d’équilibre qu’on pourra recommencer à rêver de la retraite idéale. Allons-y ! À la place du triptyque formation-emploi-retraite, on pourra d’abord envisager, comme c’est déjà (un peu) le cas, une « formation tout au long de la vie ». On pourra aussi considérer un travail prolongé, qui commencerait en douceur (cela s’appelle l’alternance) et finirait en souplesse par un cumul emploi/retraite : c’est aussi (un peu) prévu. Mais on pourra aussi inventer une « retraite tout au long de la vie », dont le principe serait : vous acceptez de travailler plus longtemps mais avez la possibilité, au cours de votre carrière, de prendre du temps pour vous. Cela s’appelle le « droit au répit ». Il serait conçu sur le modèle du congé maternité (même si celle-ci n’a rien d’un répit), mais en en élargissant les motifs.

Ce droit correspondrait à une forme nouvelle de pénibilité du travail, propre aux temps hypermodernes, devenue moins physique que morale. Voilà un bel horizon. Ne cachons pas que la mise en œuvre d’un tel droit sera complexe, mais y réfléchir contribue à sortir du débat français sur les retraites, devenu à la fois extrêmement compassionnel et ultra-technocratique. Il est plus que temps d’y remettre un peu d’existentiel !»