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La lettre de Charles Quint ou la passion du (dé)cryptage

ll aura fallu presque un demi-millénaire pour décrypter une lettre aux mystérieux symboles, rédigée par l’empereur Charles Quint en 1547 et adressée à son ambassadeur en France, Jean de Saint-Mauris. C’est chose faite grâce au travail d’une équipe française. Pourquoi donc sommes-nous fascinés par les messages cryptés ? Le décodage de Derrida.

 
La fascination pour les messages cryptés tient sans doute en grande partie à un irrépressible désir de savoir, de découvrir ce qui ne se donne pas immédiatement, de percer les secrets qui se dissimulent à nous. Le crypté a à voir avec le kruptós (κρυπτός) : le voilé, le caché, le masqué. Mais il relève d’un régime très particulier du secret.


Le caché et le crypté
Le caché. Comme l’écrit Derrida dans Donner la mort (Galilée, 1999), « le caché, à savoir ce qui reste inaccessible à l’œil ou à la main, n’est pas nécessairement le crypté, au sens […] de ce mot qui veut dire chiffré, codé, à interpréter, plutôt que dissimulé dans l’ombre. » Une chose m’est cachée dans la mesure où elle ne m’est pas accessible, où elle est soustraite à mes sens. Si je pouvais y avoir accès, je comprendrais immédiatement de quoi il retourne. C’est justement pour cette raison que la chose est cachée : son sens est trop évident pour être laissé à la portée de tout le monde.


Le crypté. Il en va tout autrement du crypté, qui procède d’une logique presque inverse : « Une écriture, par exemple, si je ne sais pas la décrypter (une lettre écrite en chinois ou en hébreu, ou tout simplement d’une écriture manuelle indéchiffrable) est parfaitement visible mais scellée pour la plupart. Elle n’est pas cachée », elle peut être là, sous mes yeux, mais elle résiste à toute compréhension alors même que j’y ai accès. C’est ce qu’il y a de si intrigant, et un peu désespérant, avec le message encrypté : même en explorant tous les recoins de la terre, il se pourrait bien que je ne trouve jamais la clé qui permet de le décoder. Le secret est ailleurs, jamais là où il semble se donner : « Le cryptique en est venu à élargir le champ du secret au-delà du non-visible vers tout ce qui résiste au décryptage : le secret comme illisible ou indéchiffrable plutôt que comme invisible. »


Trouver la clé
Les systèmes cryptés intimes, tels que pratiqué par Charles Quint (1500-1558) – ou parfois les enfants ! –, constituent des sortes d’enclaves : ils permettent de garder secrète, en dehors de quelques initiés choisis, la communication entre moi et un autre. Ce cryptogramme intime est un système de signes sur mesure, qui échappe à sa divulgation par un tiers anonyme. Une forme d’encodage qui se distingue du cryptage social, partagé par un plus grand nombre, que constitue par exemple un alphabet ou tout système d’écriture composé de symboles dont la clef de lecture aurait été perdue – ce fut le cas, célèbre, des hiéroglyphes.
Par leur forme très générale, ces systèmes de signes sociaux, et non intimes, livrent les pensées qu’ils transcrivent à la compréhension potentielle de tous les membres de la communauté linguistique, et même de ceux qui y sont extérieurs car la clef de déchiffrage est en général connue ou possible. Je peux cacher mon message, mais pas empêcher qu’il soit compris s’il est découvert – ce qui est un problème évident, qu’il s’agisse de préserver l’intimité d’une relation ou un secret d’État.


La diplomatie, une affaire de secret
Le désir puissant de décodage, de déchiffrage, est ainsi à la mesure de la frustration ressentie face à ce secret qui me nargue, qui se montre à moi et qui, pourtant, ne se livre pas. Posséder la clé, c’est faire partie du groupe des élus capables de lire le message, c’est appartenir à une communauté de signes extrêmement sélective, entretenir une relation privilégiée avec chacun des membres de ce groupes. Décryptant le message de cette personne, j’ai comme le sentiment de pénétrer dans son intimité, de me rapprocher physiquement ou temporellement d’elle – davantage qu’en lisant un message « public » de sa personne. La barrière franchie de l’encryptage répète, dans une certaine mesure, la frontière entre l’extériorité et l’intériorité, toujours voilée, de la personne.
Toute diplomatie est une affaire de secret, de jeu entre l’officiel et l’officieux. Il n’y faut pas toujours dévoiler ses intentions, et même parfois afficher une attitude à l’opposé de ce que l’on attend vraiment. Le choix du cryptage dans les affaires internationales, encore pratiqué aujourd’hui sous des formes extrêmement sophistiquées, est donc tout à fait naturel. Dans la lettre qu’il écrite à son ambassadeur auprès de son grand rival François Ier, Jean de Saint-Mauris, Charles Quint décrit ses objectifs : « Maintenir la paix avec François Ier, éviter les assassinats et mettre fin au conflit qui l’oppose à la ligue de Smalkalde ». Mais pour parvenir à ces fins, pour permettre la paix, il faut parfois se montrer agressif, menaçant ou dangereux… et donc, ne pas dévoiler tout son jeu.

Source : Octave Larmagnac-Matheron – Philosophie magazine