Philosophie

Constantin Sigov : “Les Ukrainiens eux-mêmes ont été stupéfaits de leur capacité de résistance”

Alors que la guerre ne donne aucun signe d’accalmie en Ukraine, le philosophe et éditeur ukrainien Constantin Sigov, qui publie début janvier Le Courage de l’Ukraine (Éditions du Cerf, 2023), pose des mots justes et poignants sur une réalité qui nous paraît parfois lointaine. Et se livre à une longue réflexion sur la justice, la vérité et les intérêts partagés par l’Ukraine et l’Europe, méritant que les deux fassent front ensemble contre l’agression russe.

Avant la catastrophe
L’indifférence est un risque majeur. À cause de l’indifférence quasi naturelle, mécanique, on ne voit pas ce qu’on voit, on n’écoute pas ce qui est audible. Aujourd’hui, je peux répondre avec beaucoup plus de netteté à une question qui m’a été posée par un ami français le 24 février 2022, le jour où la Russie a attaqué l’Ukraine : « Les Occidentaux ont-ils été naïfs ? » Ô combien ! Nous savons pertinemment aujourd’hui, grâce aux documents publiés y compris par les princes qui nous gouvernent, que la veille du 24 février, la coordination entre les pays démocratiques libres, France, Allemagne, Amérique, Angleterre, aurait pu éviter la catastrophe. Il y a une lourde responsabilité, partagée bien sûr par les Ukrainiens. Mais si l’on n’avait pas été indifférent, si l’on n’avait pas été inconscient du risque – peut-être le risque majeur de notre époque – qui était à notre porte, qui était débattu à la télévision depuis des semaines, les choses auraient pu être différentes. Nous tenons là un exemple parfait, paradigmatique : le risque est là, il est annoncé, et rien n’est fait. Qu’est-ce qui a manqué ? Hannah Arendt faisait la distinction entre le pouvoir et la violence. Le pouvoir est la capacité d’agir ensemble, la violence, c’est tout le contraire. Or le 22, le 23 février, les pays libres n’ont pas agi ensemble. Donc, ils n’ont pas exercé leur pouvoir pour éviter le risque. Alors que c’était possible. Si un signe clair et net, avec les signatures des pays du G7, avait pu être envoyé directement au Kremlin, alors le bombardement d’une capitale de l’Europe aurait pu ne pas figurer dans les manuels d’histoire.
Nous savons aujourd’hui que l’Allemagne avait quasiment lâché l’affaire, que la France, tout en étant bien informée, n’y croyait pas vraiment. Peut-être espérait-elle influencer Poutine, mais ce que nous avons retenu, c’est l’image de cette table immense, infinie, au Kremlin, avec deux messieurs assis à chaque bout. C’est la métaphore même du malentendu, de l’absence totale de langue commune. Le mensonge asséné par Poutine à Macron a été reçu par le président français, et celui-ci n’a réalisé que le 24 février que c’était totalement faux. Ce drame restera l’exemple clé d’un risque qui n’est pas du tout inconnu, pas du tout soudain – à la différence d’une catastrophe technique ou d’une éruption volcanique – face auquel des gens intelligents et informés, à Paris, Londres ou Berlin, n’ont pas su prendre une décision qui aurait pu, au moins, minimiser ce risque. Ils nourrissaient l’illusion qu’une attaque éventuelle resterait localisée à l’Est, dans le Donbass, et n’allait pas toucher l’ensemble de l’Ukraine c’est-à-dire un pays voisin de l’Union européenne. Or, dès le mois de mars, des bombardements ont frappé tout près de la frontière avec la Pologne.


Tchernobyl bis
Un autre risque majeur n’avait pas été anticipé : dès le 24 février, au premier jour de l’invasion, les troupes russes ont occupé la centrale nucléaire de Tchernobyl. Celle-ci est située à la frontière avec la Biélorussie, dont le territoire avait été très largement contaminé lors de la catastrophe de 1986. J’ai grandi dans une famille d’enseignants en mathématiques et en informatique, mon grand-père dirigeait l’institut de physique de l’Académie des sciences de Kiev. J’ai compris à l’instant que nous étions confrontés au risque d’un Tchernobyl bis, aggravé, multiplié par le fait que les gens qui ont occupé le site n’étaient ni des physiciens, ni des spécialistes de la sûreté nucléaire, mais des artilleurs de base.
Ce décalage entre une science hautement sophistiquée et une force brute s’est reproduit un peu plus tard dans la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe, dont les immenses installations atomiques et les dispositifs techniques de pointe se sont trouvés exposés à la barbarie. Malgré les débats à côté de la plaque sur qui a fait quoi (« Les deux camps s’accusent mutuellement d’avoir bombardé la centrale »), il est clair et net qu’il y a le pays agresseur et le pays agressé ; il y a celui qui occupe et annexe des territoires, et celui qui se défend. La seule manière d’assurer la sécurité de la centrale nucléaire de Zaporijia et de toutes les centrales nucléaires d’Ukraine, est de revenir tout simplement à l’ordre international, aux frontières d’avant 2014. Et surtout, ne plus faire semblant d’être dans le brouillard. Il est enfantin de tourner autour de trois arbres en prétendant ne pas voir la forêt. La forêt est là, c’est l’État russe agresseur, désigné comme État terroriste par le Parlement européen, par l’Assemblée parlementaire de l’Otan et plus tôt encore par les parlements des pays baltes. La manière scientifique d’éviter le risque est de dire et nommer les choses comme elles sont.


D’abord la justice
Une autre ressource qu’il faut faire jouer est celle du droit. En Ukraine, par contraste avec l’expérience bolchévique et totalitaire, nous avons insisté, après la dissolution de l’URSS, sur la nécessité de placer le droit au centre de notre projet. Pas le droit du plus fort, mais au contraire le droit qui calme le fort et qui nous réintroduit dans l’espace commun de l’Europe. Face aux massacres commis à Boutcha, à Irpine et dans tant d’autres endroits, les Ukrainiens ont eu un réflexe juridique : ils veulent que les faits soient nommés, attribués, documentés cas par cas. Il n’est pas là question de vengeance ou de passions inutiles, nous réclamons la justice. Car pour éviter les risques majeurs, il faut que la justice soit en place.
Depuis le tout début du XXe siècle, les juristes de l’Université de Kiev ont mis l’accent sur l’importance de la Constitution et de la culture du droit. Le grand intellectuel Bogdan Kistyakovski (1869-1920), qui a fait sa thèse en Allemagne avec Max Weber, a publié après la révolution de 1905 dans le célèbre recueil Jalons (1909) un texte intitulé « En défense du droit ». Que dit ce texte ? Que même si la politique, la morale, l’éthique sont importantes, il ne faut jamais marginaliser la question du droit et de la justice. J’ai retrouvé ce même souci chez le philosophe français Paul Ricœur dont j’ai fait la connaissance à Paris il y a trente ans. Il me disait qu’en France, on a trop tendance à oublier la philosophie du droit – dans la patrie de Montesquieu et de L’Esprit des Lois ! Pour combler cette lacune, il a écrit les deux volumes intitulés Le Juste. Ricœur est lui-même venu deux fois à Kiev, à l’invitation de notre université : en 1993, pour inaugurer l’année académique, et en 1997 pour donner une conférence portant précisément sur la justice. Il nous dit que le premier geste qui nous porte vers la justice, le premier moteur, est cette réaction naturelle qui nous fait nous exclamer : « C’est injuste ! » La porte ainsi ouverte permet ensuite de laisser les passions hors de la salle de la justice, de délibérer et de parvenir à la sentence. « Traduire en justice » fait partie de nos capacités communes, à nous Européens. J’insiste sur le terme « traduire » : il faut effectuer un travail international pour que des faits quasiment « intraduisibles » soient traduits en justice. J’ai travaillé pendant trente ans sur le Vocabulaire européen des philosophies (Éditions du Seuil, 2019), qui est sous-titré « Dictionnaire des intraduisibles ». Je suis particulièrement sensible au fait que nous sommes confrontés aux faits peut être les plus intraduisibles : c’est un défi qu’il faut affronter pour finalement les « traduire » en justice. Ce sera la leçon nécessaire pour la paix durable en Europe, le cas d’école pour les jeunes du XXIe siècle : d’abord la justice et ensuite la paix réelle. La politique de l’autruche prônée par ceux qui parlent d’ouvrir des pourparlers le plus vite possible en oubliant la justice nous exposerait à de nouveaux risques. Pour eux, l’affaire est réglée, alors qu’elle n’est pas réglée. Ils préfèrent encourir des risques majeurs demain, pour aujourd’hui se reposer un peu et réinstaller le confort. Le confort, malheureusement, est le climat du conformisme, qui ne nous permet pas de voir large et d’avoir une stratégie, pourtant si nécessaire. Le conformisme empêche d’écouter les gens courageux.


Naïveté
Trop longtemps, en Europe, on écoutait Paris, Berlin, et l’Europe centrale était invitée à suivre. L’expérience historique de la confrontation avec la Russie était pourtant de son côté. L’objectivité oblige à reconnaître qu’un certain nombre d’erreurs ont été commises dans les capitales européennes. Il suffit d’évoquer l’insistance, à Strasbourg, après l’invasion de la Crimée, pour réintégrer la Russie dans le Conseil de l’Europe, une instance plus large que l’Union européenne et fondée sur des valeurs telles que la démocratie, les droits de l’homme, la liberté, le respect d’autrui. La Russie en a été expulsée en mars 2022 pour avoir attaqué l’Ukraine, mais elle avait entretemps porté la guerre en Tchétchénie (1999), en Géorgie (2008) et déjà en Ukraine (2014). On avait voulu se persuader que le régime russe n’était pas autoritaire, dans le but de se rassurer soi-même et les siens, mais cela s’est révélé contre-productif. En faisant preuve de naïveté et d’une forme de faiblesse, on a en réalité provoqué le monstre. Il a pu se convaincre qu’on lui trouverait toujours un alibi, qu’on fermerait les yeux, qu’on lui permettrait d’agir au mépris de toutes les règles, jusqu’à la catastrophe du 24 février.


Dans le même bassin
J’emploie souvent une métaphore scientifique qui me paraît pertinente : si l’on sépare en deux un aquarium par une paroi transparente, les poissons s’habituent à vivre dans leur partie de l’aquarium, et lorsqu’on retire l’obstacle, ils continuent à vivre du côté qu’ils connaissent. C’est exactement la situation dans laquelle demeure une bonne partie des élites occidentales : le rideau de fer a été levé, le mur de Berlin a été détruit, mais la barrière mentale subsiste. La conséquence gravissime que j’y vois est l’idée d’asymétrie : ici, on a des cours pénales, on a la justice, on peut enquêter sur le président de la République pour le financement de ses campagnes électorales, on est dans une démocratie transparente qui a bien sûr des imperfections, mais où tous sont égaux devant la loi ; de l’autre côté de la barrière mentale, en revanche, on laisse exister une tout autre réalité, comme si la loi, la justice, les règles ne s’appliquaient pas. On veut bien partager la littérature, la culture, le ballet, le reste nous laisse indifférents, pour en revenir à ce risque majeur que j’évoquais en commençant. Mais la Russie est notre voisin, celui des Ukrainiens et aussi celui des Européens, qui ont une frontière commune avec lui. Si votre voisin est méchant, s’il est drogué, s’il est fou, il n’est pas raisonnable de fermer les yeux. La Russie présente un risque à la fois politique, économique, énergétique, nucléaire, et nous partageons le même aquarium. Littéralement, la mer Noire et la Méditerranée sont le même bassin, les responsabilités sont communes.


Nation étudiante
Aux débuts de la Sorbonne, bien avant le Printemps des peuples du XIXe siècle, on appelait Nations les communautés d’étudiants regroupés par origine, par exemple Maître Eckhart et les Allemands. Notre université est désormais en ligne, mais nous avons passé des accords – en Allemagne avec l’université de Gießen, avec deux universités anglophones à Dublin et au Canada, en attendant de mettre en place l’équivalent en France – afin que les étudiants ukrainiens dispersés à travers l’Europe et le monde puissent se retrouver physiquement. Dans notre époque marquée par la guerre et la globalisation, il est nécessaire de créer des espaces partagés où les étudiants qui sont les adultes de demain puissent échanger et réfléchir ensemble à l’avenir, et pas seulement entre Ukrainiens.


À l’université de Kiev, j’ai beaucoup contribué à la traduction des auteurs français en ukrainien ; il est souhaitable maintenant de traduire les auteurs ukrainiens en français, pour faire comprendre aux francophones que l’Ukraine n’est pas seulement faite de maisons détruites mais qu’elle est une grande culture intellectuelle et scientifique. L’année académique de notre université, le 3 octobre 2022, été inaugurée par Herman Van Rompuy, une personnalité à qui l’Ukraine doit beaucoup. Durant ses deux mandats de président du Conseil européen, de 2010 à 2014, ce ancien Premier ministre belge a œuvré pour pousser ses collègues européens à mettre en forme l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine. A la fin de l’année 2013, le refus du président pro-russe Viktor Ianoukovytch de signer ce traité, qui rapprochait politiquement et économiquement l’Ukraine de l’Union européenne, avait été l’élément déclencheur de la révolution de Maïdan, le grand moment civique de la jeunesse ukrainienne.


L’illusion économique
L’une des erreurs commises après la fin de l’Union soviétique a été de donner la priorité à l’économie. On s’est dit que le passage de l’économie soviétique à l’économie libérale allait tout régler et que le reste suivrait – mais non. On n’a pas voulu instaurer l’État de droit, en se disant qu’il serait pour demain, pour après-demain, et qu’en attendant, on ferait du business. Mais l’absence de droit, notamment en Russie, n’a pas permis de construire une économie moderne fonctionnelle, avec des garanties juridiques, puisqu’on peut emprisonner n’importe qui sans raison et l’exproprier. De fait, la Constitution n’existe plus dans la Fédération de Russie, tandis qu’en Ukraine s’est imposée une idée comparable à ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas a appelé le « patriotisme constitutionnel ». Les notions de dignité, de droits individuels, de liberté ont été au centre de la révolution de Maïdan, précisément pour que la Constitution ne reste pas lettre morte.


Courage
Nous, les êtres humains, sommes faibles et n’avons pas tous le même niveau de courage. La capacité de résister à un tête-à-tête avec l’ours n’est pas donnée à chacun. Mais la guerre qui dure en Ukraine a révélé des êtres courageux. Pas jusqu’au-boutistes ou téméraires ; simplement courageux. Dans mon université, les gens étaient les plus calmes et les plus pacifistes du monde. Parmi eux, je connais une femme, professeure, docteur en philosophie, qui est aujourd’hui au front. André Malraux a parlé de « faire la guerre sans l’aimer ». Si quelqu’un dans votre famille, parmi vos collègues ou vos étudiants, est tué ou blessé, vous comprenez soudain que la seule manière de faire cesser cette folie est de s’opposer. Mes collègues de philosophieet de sciences humaines ont été nombreux à assumer cette tâche très lourde, non par goût de la guerre ou par passion, mais pour ne plus prolonger cette situation qui n’a que trop duré. Même si les opinions publiques ne se sont réveillées que le 24 février 2022 avec l’invasion russe, nous sommes dans cette affaire depuis huit ans. Les enfants qui sont entrés à l’école en Crimée en 2014 sont en train de faire leur scolarité sous une occupation idéologique terrible. Des collègues à moi, des universités de Donetsk et de Louhansk, ont dû quitter leur foyer pour échapper à l’oppression et au mensonge. La justice néerlandaise a mis huit ans pour établir que c’est bien l’armée russe qui a abattu l’avion de ligne MH17 de la Malaysia Airlines au-dessus du Donbass en juillet 2014, faisant 298 morts, et non les combattants locaux. La justice est très lente, parfois pour de bonnes raisons ; mais en temps de guerre, il faudrait accélérer raisonnablement les procédures, car chaque jour des civils sont tués. Un jeune soldat russe a déjà été condamné par la justice ukrainienne pour avoir tué un homme sans armes qui passait à bicyclette. Il l’a fait sur ordre de son supérieur, qui doit aussi être jugé, selon le droit international. Le processus judiciaire est entamé, on a déjà des cas, des précédents, comme disent les Britanniques. Mais il faudra aller beaucoup plus loin, et là, ce sera à la communauté internationale et à la France, pays des droits de l’homme, d’être plus engagées.


Ravages psychologiques
Je voudrais évoquer un autre aspect de la tragédie que vit l’Ukraine et qui représente un risque humain majeur pour l’avenir : celui des dégâts psychologiques. On a libéré des centaines de villages et la ville de Kherson, grande comme Nice ou Montpellier. Partout, il y avait des enfants qui ont été touchés par la guerre et sont traumatisés. Il faut leur donner la possibilité de parler, et leur parler intelligemment, pour éviter que leur vie n’en soit définitivement marquée – et la société aussi quand ils deviendront adultes. La France a de grandes écoles de psychologie comme celle de Boris Cyrulnik, ou le centre Primo Levi à Paris, avec lesquels il faudrait jeter des ponts. Il faudrait d’abord que les gens qui ont été victimes de l’occupation à divers degrés puissent parler à des psychologues, à des juristes, et ensuite seulement aux journalistes. Souvent, les reporters ne se rendent pas compte qu’ils posent des questions de façon brutale à des gens traumatisés qui, peu de temps avant, étaient interrogés par les occupants. Il y a une manière humaine de procéder, on ne peut pas se précipiter sur eux, à peine libérés, en les sommant de raconter leurs souffrances en direct. Nous étions tous des dilettantes, mais cette guerre nous oblige à réfléchir à nos pratiques professionnelles. Des dizaines de journalistes sont passés chez moi depuis le 24 février. Certains m’ont interrogé avec insistance sur ma famille, ma vie quotidienne sous les bombardements : l’asymétrie était flagrante, car je ne les interrogeais pas, moi, sur leur vie. Hannah Arendt dit que la caractéristique des régimes autoritaires est la confusion entre vie publique et vie privée. En l’occurrence, j’estime que l’Ukraine doit être au centre, et non ma vie personnelle. Si l’on part du principe philosophique que nous, Européens, nous battons pour la même cause, nous sommes des égaux : nous pouvons discuter ensemble des meilleures façons de résister, pas faire du sensationnalisme.


Solidarité
Je tiens toutefois à dire mon admiration pour le courage des journalistes. J’avoue que je ne m’attendais pas à une telle présence sur le terrain – ils auraient pu couvrir la guerre depuis leur bureau en France plutôt que prendre le risque physique de se rendre à Kherson ou ailleurs sur le front. Les spectateurs français qui regardent chaque jour des reportages sur l’Ukraine à la télévision ne réalisent pas que celui qui parle risque sa vie et qu’il est leur concitoyen. Malgré tous les discours qui affirment « Nous ne sommes pas co-belligérants », « Ce n’est pas notre guerre », ces journalistes français qui risquent leur vie représentent une empathie, une solidarité incarnée. Ils font en sorte que votre nation, la France, ne soit pas aveugle et sourde. J’ai eu des conversations approfondies avec certains journalistes français. Ils se vivaient comme plus objectifs que les fixeurs ukrainiens, comme mon fils Roman, qui ont pour tâche de faciliter l’exercice de leur travail en Ukraine. Roman Sigov, qui est sociologue, sait parfaitement prendre le recul nécessaire face aux situations, même pendant une guerre. Et j’ai fait remarquer aux journalistes qu’eux-mêmes étaient plus engagés qu’ils ne voulaient bien l’admettre. Ils n’observent pas la situation depuis la lune ; c’est notre civilisation commune qui est sous le feu. D’une certaine façon – et c’est très intéressant sur le plan philosophique de savoir à quel degré –, vous êtes aussi engagés dans cette guerre. Ce n’est pas une bataille locale, régionale ; c’est une bataille entre tous les pays démocratiques et les pays autoritaires – Iran, Russie, Chine, et nous sommes du même côté. Cette vérité clarifie tout. Si l’on est ouvert, clair par rapport à cette réalité, cela nous permet, encore une fois d’un point de vue philosophique, d’être beaucoup plus solidaires. En Europe, nous sommes encore très loin du niveau de solidarité exigé par ce désastre. À la veille du conflit, nous n’étions pas assez solidaires, et des mois après, nous ne sommes toujours pas assez solidaires. Si quelque chose d’encore plus grave nous arrive, sommes-nous prêts ? La seule manière de préserver les frontières et l’économie européennes, c’est aujourd’hui de protéger le ciel ukrainien pour mettre fin à cette folle escalade. Il faut être plus conséquent, y compris en France, mettre en œuvre les sanctions, les étendre, et affirmer haut et fort que c’est la honte de la nation que de continuer à financer la guerre en commerçant avec la Russie.


Vérité
Dans les langues slaves, le mot vérité, pravda (правда), contient la notion de droit, pravo (право) – les deux ont la même racine. Le code des lois élaboré il y a mille ans à Kiev s’appelle Pravda. On ne comprend pas, en France, que justice et vérité sont la même matrice. En Ukraine, nous avons l’expérience concrète que si pravda disparaît, pravo est ruiné aussitôt. C’est le cœur du problème. Quand, jour après jour, année après année, on déverse massivement des mensonges, on détruit le cadre du droit. Tous les Français sont installés non loin d’un palais de justice ; ils sont protégés par le droit sans même en avoir conscience. Ils ne peuvent pas comprendre qu’être plongé dans le mensonge détruit les droits qui fondent nos existences. Je suis à la merci de la barbarie et de l’arbitraire, on peut venir frapper à ma porte en pleine nuit et m’arrêter, comme le font les occupants russes. Le mensonge et l’élimination du droit entraîne un danger immédiat pour mon corps, il n’y a plus d’habeas corpus.


Nuremberg bis
Pour le pouvoir russe, qui n’est pas le peuple russe mais une clique qui s’est emparée de tous les leviers, le danger vient précisément du droit. Ils savent bien qu’ils commettent des crimes et que la justice internationale est là, qu’elle les attend pour les juger. Poutine veut se rendre maître de la juridiction en Occident pour écarter le danger d’être jugé. En ce sens, il est prêt à mettre le feu à notre civilisation fondée sur la lex, le droit romain. Le régime totalitaire soviétique n’a pas été jugé, à la différence du régime nazi : après la dissolution de l’URSS, il n’y a pas eu de Nuremberg bis pour juger les crimes soviétiques, le Goulag, l’agression de pays voisins. Les Européens ont cru que l’amnésie préserverait la paix, il est clair à présent que l’absence de travail de mémoire a créé des métastases. Les pages noires du passé, si elles ne sont pas avouées, nous entraînent vers le crime. « Otan et Nuremberg » est une expression souvent utilisée par les propagandistes du régime russe pour exprimer leur ressentiment envers l’Occident : ils se disent menacés par l’Otan, mais c’est Nuremberg qui leur fait peur. Poutine a « remis à zéro » le compteur électoral pour pouvoir briguer de nouveaux mandats… sauf que pour les crimes, ça ne fonctionne pas, ils ne sont jamais oubliés. Et ça met la bête en rage.
J’aime rappeler cette phrase de Golda Meir : « Quelqu’un veut nous tuer, nous voulons vivre ; le compromis n’est pas possible. » Ceux qui, en France ou en Allemagne, pensent que les Ukrainiens se battent seulement pour leur pays se trompent. C’est votre mode de vie que la Russie de Poutine hait et cherche à détruire. Depuis des années, les trolls de la désinformation russe empoisonnent le débat public dans de nombreux pays. Ils agitent des phobies comme le prétendu « satanisme » des sociétés libérales. Ce qui se joue en Ukraine, c’est la défense de la vérité. Les Ukrainiens eux-mêmes ont été stupéfaits de leur propre capacité de résistance face à un ennemi plus grand et plus fort. « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », dit une belle expression. Dans cette guerre, chacun trouve sa place et rend les services qu’il peut rendre. On n’imagine pas l’énergie qui surgit du fond de soi si l’on dit la vérité.