CHRONIQUE – S’imaginer que la vieillesse pourrait être combattue comme une pathologie serait pure folie.
Telle est la question, fort impertinente, pour ne pas dire désagréable, que posait déjà Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. De fait, face au grand âge, deux conceptions de la sagesse s’opposent encore aujourd’hui de façon radicale. La première nous vient des anciens, en particulier du stoïcisme et du bouddhisme qui nous invitent à nous résigner à l’ordre naturel des choses. C’est là ce qu’explique Cicéron dans un petit dialogue sur la vieillesse (le De Senectute) que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici même, un libelle qu’on pourrait croire comme par avance rédigé contre le projet transhumaniste de «guérir» la vieillesse.
Ainsi qu’il le fait dire à Caton l’Ancien, son porte-parole dans ce dialogue, la vie bonne, c’est la vie en accord avec l’ordre naturel de l’univers, et cet ordre étant aussi sage qu’immuable, la durée de nos existences n’a aucune importance: «Pourquoi diable, demande-t-il, la vieillesse serait-elle moins pénible à celui qui vit huit cents ans qu’à celui qui se contente de quatre-vingts? Nous sommes sages tant que nous suivons la nature comme un dieu… Contentons-nous du temps qui nous est donné à vivre, quel qu’il soit! Une existence, même courte, est toujours assez longue pour qu’on puisse y vivre dans la sagesse et l’honneur. Car tout ce qui est conforme à la nature doit être tenu pour bon!» Pour Cicéron, comme pour ceux qui aujourd’hui, écologistes ou adeptes de la psychologie positive, nous conseillent d’en revenir aux enseignements de la nature plutôt qu’aux artifices de la technoscience, le but n’est pas de vivre le plus longtemps possible, mais de vivre bien, c’est-à-dire en harmonie avec l’ordre du monde.
Du reste, si l’on en croit Cicéron, la vieillesse, parce qu’elle nous rend plus sages, est à bien des égards supérieure à la jeunesse, car la sagesse nous recommande de vivre comme un enfant quand nous sommes enfants, comme un adulte quand nous sommes adultes et en accord avec la vieillesse au soir de notre vie, ces stades de l’existence nous étant prescrits par les lois immémoriales de l’univers. S’imaginer que la vieillesse pourrait être combattue comme une pathologie serait donc pure folie.
À cette vision naturaliste de l’existence humaine, s’oppose une tout autre conception de la sagesse selon laquelle, si l’idéal d’une perfectibilité indéfinie et d’une éducation tout au long de la vie est le propre de l’Homme, si la quête d’une vie meilleure pour soi comme pour les autres n’a aucune raison autre que factuelle de s’arrêter, la vieillesse fait problème. Contrairement à ce que prétend Cicéron, mourir à dix ans, à vingt, quarante, quatre-vingt ou cent, n’a rien d’indifférent, car notre appartenance à l’histoire plus qu’à la nature nous transforme sans cesse. Nos expériences nous changent tout au long de la vie, de sorte qu’on ne regarde pas le monde et on n’aime pas non plus de la même manière à cinq ans, vingt ans, soixante ans, quatre-vingts ou cent… C’est là toute la différence entre une vision naturaliste et une vision historienne de l’existence humaine.
La vieillesse apparaît dans cette perspective comme une espèce de mur insensé sur le chemin de la perfectibilité
Or, qu’on le veuille ou non, que ce soit plaisant ou non à dire et à se dire, la vieillesse apparaît dans cette perspective comme une espèce de mur insensé sur le chemin de la perfectibilité, comme un naufrage dénué de sens dans un combat perdu d’avance. C’est là ce que voulait dire Rousseau: «Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif et que, tandis que la bête qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même?»