Bergson versus Einstein, une dispute temporelle qui dure

Comment définir le temps ? En 1922 avait lieu un débat sur sa nature entre Albert Einstein et Henri Bergson. Un siècle plus tard, cette querelle entre l’inventeur de la relativité et le penseur de la durée nous fait toujours cogiter.

Le temps qui passe, vous vous le représentez plutôt sous la forme d’une montre aux aiguilles qui sonnent la distance parcourue ou plutôt comme un morceau de musique dont les notes s’enchaînent, chacune imprégnée de la précédente et appelant la prochaine ? Etes-vous plutôt einsteinien ou bergsonien ? Il y a 100 ans, le physicien et le philosophe confrontaient leurs idées à propos de la nature du temps. L’un défendait une conception de la temporalité à l’aune de sa théorie de la relativité restreinte, le second, sous un prisme plus psychologique.
Brisons déjà le suspense, puisque que le plus intéressant n’est pas là, c’est le plus célèbre des physiciens (aujourd’hui) qui, à l’époque, semble avoir remporté cette querelle qui l’opposait au plus célèbre des philosophes (en son temps). Mais une fois le temps des horloges et celui de la conscience distingués, le mystère de son unité demeure… Le temps se confond-il avec sa mesure ? Notre temps personnel, celui que nous vivons intimement, correspond-il à celui de la physique et sa mesure du temps qui passe ? Plus largement, cette confrontation entre Einstein et Bergson renvoie aux relations parfois compliquées entre la science et la philosophie. Derrière l’incompréhension mutuelle d’Einstein et Bergson, c’est la question de « la relation entre le subjectif et l’objectif » et de la possibilité d' »avoir une forme de connaissance qui inclut les deux » que l’on retrouve, indique l’historienne Jimena Canales dans un essai qu’elle a consacré à l’épisode (Le Physicien et le philosophe, Princeton University Press, 2015). Retour sur un désaccord qui changea notre vision du temps.

Une rencontre au sommet : le temps illusoire contre le temps vécu
« Un événement sensationnel que, par snobisme, les intellectuels de la capitale ne voulaient pas manquer » : voilà comment l’ambassadeur d’Allemagne décrit la venue d’Albert Einstein à Paris, en avril 1922. Il est alors invité par le philosophe des sciences et physicien Paul Langevin à la Société Française de Philosophie. La discussion porte sur l’idée de temps comme forme a priori de la sensibilité. Question subsidiaire : le temps existe-t-il en dehors du sujet ? Scientifiques, journalistes et simples curieux se pressent pour assister à la conférence du savant au Collège de France.

Entre deux mentions, avec l’accent, de « rélativité » et d’ékations », Einstein tente de rendre sa théorie moins aride. Il soutient que le temps, donnée mesurée et spatialisée, est une grandeur relative, dépendante des forces gravitationnelles. Par exemple, si l’on place deux horloges très loin l’une de l’autre (avec, donc, une vitesse et force gravitationnelle différente), elles mesureraient des intervalles de temps différents, la matière ayant une action sur le temps et l’espace. Autrement dit, la simultanéité et l’écoulement du temps sont des illusions.

Dans la salle, les yeux se tournent vers Henri Bergson, lequel pourrait presque voler la vedette au scientifique. En effet, le philosophe bénéficie alors d’une grande aura, en particulier auprès du public habitué du Collège de France. Presque pris dans un guet-apens, on tient à son intervention. C’est Edouard Le Roy, élève de Bergson, qui incite son maître à sortir de sa réserve : « Je crois que le problème du temps n’est pas la même chose pour Einstein et pour Bergson. Il serait plus approprié que Bergson lui-même prenne la parole », rapporte Jimena Canales, dans Einstein au Collège de France (dir. A. Compagnon & C. Surprenant, Collège de France, 2020).

Bergson explique qu’avec la nouvelle physique, celle d’Einstein, la mesure du temps le rapporte à des nombres, à une géométrisation physique, à de l’espace… Bref, il est devenu une coordonnée de l’espace-temps. Or, pour le philosophe, le temps est fondamentalement lié à la notion de durée. Il s’écoule, continuellement, comme une succession d’instants. Lié aux consciences qui le perçoivent, le temps ne peut être objectivement mesurable. En dépit de la pertinence de ses calculs physiques, pour Bergson, Einstein parvient à des conclusions métaphysiques trompeuses… Commençant par rappeler qu’il s’est rendu à la Société française de philosophie simplement « pour écouter » et non s’engager dans un débat, le Français finit par s’adresser au physicien pour défendre l’apport de la philosophie dans l’enquête sur la nature du temps :

« Je ne soulève aucune objection à votre théorie de la simultanéité, pas plus que je ne le fais à la théorie de la relativité en général. (…) Tout ce que je veux établir est simplement ceci : une fois admise que la théorie de la relativité est une théorie physique, tout n’est pas terminé. »

Le philosophe tente de jouer la concorde, en soulignant que la théorie de la relativité n’est pas « incompatible avec les idées du sens commun ». Finalement, comme l’explique le philosophe Elie During dans La Méthode scientifique, ce que Bergson tente de faire, c’est essayer de « maintenir une relation entre ce qu’on appelle depuis toujours le temps et ce que la physique contemporaine fait du temps quand elle explique, soit que le temps est beaucoup plus compliqué, soit qu’il n’existe tout simplement pas ».

Mais Einstein refuse la main tendue du philosophe. Sa définition du temps est la plus objective : « On peut toujours choisir la représentation que l’on veut et qui nous est la plus commode pour le travail qu’on se propose ; mais celle-ci n’a pas de sens objectif ». La simultanéité des événements, le « temps de la conscience » qu’auraient en commun les êtres, ne sont que des constructions mentales. « Il n’y a donc pas un temps des philosophes, conclut le scientifique. Il n’y a qu’un temps psychologique différent du temps du physicien. »

Il y a plusieurs façons d’interpréter cette formule catégorique d’Einstein, selon Elie During. Soit le physicien a jugé que, pour être sérieuse, une doctrine philosophique du temps devait se conformer à la science. Soit qu’il n’y avait pas de problème philosophique du temps à proprement parler. Or, cela, Bergson ne pouvait l’accepter.

« Plus de scrupules à gâcher sa jeunesse puisque le temps n’existe pas ! » lit-on par exemple en légende de la une du Petit Parisien du 1er avril 1922. Le grand scientifique avait ainsi scellé la rupture entre la science et la philosophie, comme si cette dernière n’avait finalement plus rien de concret à nous enseigner sur la nature du temps.

Bergson ne s’est pas démonté. A l’automne 1922, il publie Durée et Simultanéité, A propos de la théorie d’Einstein, (Alcan, 1922). Il y retrace sa lecture de la théorie de la relativité, qu’il décrit comme « une métaphysique greffée sur la science. » Car pour Bergson, la relativité restreinte, et ses histoires de « dilatations des durées » selon la vitesse, affectait grandement l’idée du temps que nous nous faisons. L’erreur de Bergson fut peut-être d’y avoir vu une expérience de pensée plus qu’une véritable donnée scientifique. Mais à sa décharge, « aucun phénomène observé à l’époque n’offrait [encore] le début d’une confirmation expérimentale » de cette théorie, précise Elie During.

On retrouve ainsi dans cet essai la distinction entre la catégorie de l’espace-temps, telle que la développe la physique nouvelle d’Einstein, et la notion de durée par laquelle nous faisons l’expérience du temps, notamment des frontières poreuses entre le passé, le présent et le futur. « La durée réelle, écrivait-il une dizaine d’années plus tôt dans La Pensée et le Mouvant, est ce que l’on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible ».

« C’est nous qui passons quand nous disons que le temps passe ; c’est le mouvement en avant de notre vision qui actualise, moment par moment, une histoire virtuellement donnée tout entière. » Henri Bergson, Durée et simultanéité, 1922

La réception de l’ouvrage ne fut pas très bonne. Beaucoup se concentrèrent sur ses erreurs d’interprétation de certaines notions de physique comme celle du temps comme variable locale. Sans renier son travail, Bergson choisit de ne pas l’inclure dans ses œuvres complètes ou de le rééditer.

Une incompréhension créatrice

Le principal intéressé, Einstein, a bien lu Durée et simultanéité, ou du moins l’a parcouru, lors d’un voyage en bateau vers le Japon, en 1924… Il reconnaissait au philosophe français une « compréhension réelle de la théorie de la relativité », mais qu’il avait tendance à tenir pour objectifs des facteurs psychologiques – à rebours, donc, de la critique commune selon laquelle Bergson aurait plutôt eu tendance à « psychologiser » des concepts physiques en les renvoyant indistinctement à l’expérience subjective de la durée vécue.

Pour Elie During, cette querelle entre Bergson et Einstein, ou ce malentendu, aux questionnements toujours féconds, peut se lire comme l’histoire d’une double obstination. Celle du philosophe à défendre, au prix de quelques erreurs physiques, « l’hypothèse d’un temps un et universel de la matière qui serait comme la contrepartie de la solidarité temporelle des consciences, avérée sur le terrain de l’expérience perceptive aux échelles de vitesse habituelles ». Et obstination d’Einstein à ne pas vouloir comprendre que « le temps du philosophe » n’est pas qu’une façon de penser plus commode, inférieur à celui du physicien.

Bergson eut le mérite de poser pertinemment la question du rapport entre le temps des horloges d’un côté, et le temps vécu de l’autre. Comme Bergson, d’autres philosophes mathématiciens, tels Bertrand Russell ou Gaston Bachelard, ont eux aussi renouvelé leur conception du temps en se frottant à la théorie révolutionnaire d’Einstein.

https://www.franceculture.fr/philosophie/bergson-versus-einstein-une-dispute-temporelle-qui-dure