HistoireLittératureSociété

Georges Vigarello, la fatigue dans tous ses états

Entreprenant un nouveau champ de recherche historique, l’historien du corps, de l’hygiène et des sensibilités Georges Vigarello a composé un panorama de la perception de la fatigue et des souffrances morales depuis le Moyen Âge.

Jean-Pierre Rioux

Sur un thème si prégnant au quotidien chez tous les « crevés » et les « stressés » qui « ont la rame », comme on disait à la Belle Époque, voici un livre hardi, un de ceux dont Georges Vigarello, fier et sensible historien du corps, de sa vitalité et ses limites (1), a depuis longtemps le secret. Il apprend, pour la première fois, à soupeser dans ses détours historiques la fatigue physique et mentale, la langueur de corps et d’esprit si humaines et si désarmantes. Il fallait l’oser. C’est fait, avec en prime une réflexion finale sur le terrible marqueur du Covid-19 qui complète l’analyse et confirme sa pertinence.
Laurent Vidal, dans un livre très incisif (2), vient de rappeler que des hommes indolents d’apparence mais indisciplinés au tréfonds, au Brésil, en Afrique coloniale ou chez des militants ouvriers vers 1900, ont honoré Le Droit à la paresse célébré en 1880 par Paul Lafargue, pour mieux résister à une modernité qui ruine les corps et ne profite qu’aux oppresseurs, pour se donner le temps d’être attentif au monde et de goûter des rythmes plus syncopés qui feront danser la vie. Georges Vigarello, lui, ouvre le compas en traquant la fatigue dans ses états toujours indécis et déroutants puisqu’il s’agit d’une limite incertaine de l’action humaine et d’un fléau sans remède.


Épuisement rédempteur
Au Moyen Âge, dit-il, sa mesure est intuitive et, si l’on plaint les marchands, les voyageurs ou les pèlerins « las du chemin », l’épuisement du combattant ou du mystique est jugé rédempteur puisqu’il défend la cité terrestre ou rachète les fautes des pécheurs. Les XVIIe et XVIIIe siècles repèrent mieux les « langueurs » et ils les rapportent aux mystères du corps, fait de liquides et d’humeurs, de fibres et de nerfs, d’influx et de stimulations dont les dérèglements prennent de l’extension sociale : si la peine des « animaux farouches » des campagnes est peu examinée, celles du guerrier, de l’homme de robe ou même du courtisan sont reconnues.


Les Lumières puis les révolutions industrielles du XIXe siècle mettent enfin en question le travail ouvrier et urbain, le machinisme et la vitesse débridés comme sources de fatigue généralisée, de surmenage et de neurasthénie. Les médecins, les hygiénistes, les psychologues, les pouvoirs publics affinent dès lors sa connaissance et tentent de la prévenir. La littérature n’est pas en reste, des Travailleurs de la mer de Hugo à Germinal ou Au bonheur des dames de Zola.


La violence inouïe de la Grande Guerre

Tout a basculé avec la Grande Guerre, dont la violence inouïe a engendré un épuisement qui dépossédait l’individu de lui-même. Et Georges Vigarello trace alors excellemment la ligne sans horizon qui, de 1920 à aujourd’hui, conduit du taylorisme au burn-out, du p’tit verre qui réconforte au running réparateur, dans un désordre psychologique qui peut parfois conduire à la tragédie.
La fatigue, de lassitude ou d’épuisement, est vécue désormais non plus comme une carence énergétique mais comme une atteinte à l’autonomie individuelle, un démembrement incompréhensible de l’activité, une malveillance de toutes les autorités, l’attestation d’un avenir incertain et, douloureusement vécus, le signal et la preuve d’une atteinte à la personne.

https://www.la-croix.com/Culture/Georges-Vigarello-fatigue-tous-etats-2020-09-23-1201115605