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André Comte-Sponville : « Philosopher c’est apprendre à vivre, pas à mourir ! »

Normalien, agrégé de philosophie, docteur ès-lettres, André Comte-Sponville, né en 1952, est l’un des philosophes français contemporains les plus connus, respectés, médiatisés. Son Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995), a été un best-seller international, en particulier au Liban. Surtout depuis qu’il a quitté l’enseignement, en 1998, il multiplie les articles, les livres, les conférences, les interventions. Au moment où il publie un Dictionnaire amoureux de Montaigne, véritable somme sur l’un de ses auteurs de prédilection, L’Orient littéraire lui a demandé en quoi l’époque actuelle pouvait tirer des leçons de l’œuvre de l’écrivain-philosophe, et si son expérience pouvait nous apporter quelque réconfort.

Par-delà Montaigne, André Comte-Sponville s’exprime en toute clarté et franchise sur les grands fléaux de l’époque : la Covid-19, le terrorisme islamiste, en les relativisant, en réaffirmant ses propres valeurs, et en revendiquant pour chacun d’entre nous l’absolue liberté de penser et d’exprimer sa pensée, contre tous les dogmatismes et les fanatismes.

Vous aviez déjà consacré plusieurs travaux à Montaigne. Pourquoi lui revenir aujourd’hui, et lui dédier ce Dictionnaire amoureux, une somme ?
Je lui avais consacré plusieurs articles ou conférences, mais jamais un véritable livre. Il était temps de dire, une bonne fois pour toutes, ce que je lui dois !


Peut-on considérer Montaigne, non seulement comme un écrivain, mais comme un philosophe ? Pourquoi ?
Montaigne est un écrivain de génie, mais aussi un excellent philosophe. Or ces deux dimensions, chez lui, sont indissociables. Il n’est ni romancier, ni poète, ni mémorialiste. « Je n’enseigne pas, je raconte », écrit-il. Mais que raconte-t-il ? Non pas sa vie mais ses pensées, toutes nourries des grands philosophes de l’Antiquité. C’est la philosophie même. J’ai souvent dit que philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. Cela définit exactement l’entreprise des Essais !


Lui qui a été maire de Bordeaux, qui a vécu les épidémies, les guerres de religion, a-t-il quelque chose à nous apprendre sur notre époque ? Quelles sont les grandes leçons à tirer de son œuvre ?
Oui, il a vécu la peste, qui était bien pire que la Covid-19, et les guerres de religion, qui étaient bien pires que le terrorisme, en tout cas tel qu’on le connaît en France. Cela nous aide à relativiser !


Comment un philosophe, comme vous, peut-il envisager, théoriser la pandémie qui a bouleversé notre monde ?
C’est moins la pandémie qui a bouleversé notre monde que la peur ! Le taux de létalité de la Covid-19 est inférieur à 1 %, avec une moyenne d’âge, au moment du décès, de 81 ans. C’est un très sérieux problème de santé publique, mais pas la fin du monde, ni même une pandémie particulièrement grave. Rien à voir avec la peste noire, qui a tué, au XIVe siècle, la moitié de la population européenne, ni même avec la grippe espagnole, qui tua 50 millions de personnes dans le monde, parmi lesquelles une majorité de jeunes adultes ! Tout se passe comme si les médias, du fait de cette pandémie, découvraient que nous sommes mortels. Vous parlez d’un scoop ! La vérité, c’est qu’on n’est pas plus mortel en 2020 qu’en 2019, et que l’espérance de vie n’est qu’à peine modifiée, statistiquement, par cette pandémie. On redoute 2 millions de morts dans le monde. C’est 2 millions de trop. Mais rappelons qu’il meurt chaque année 57 millions de personnes, dont trois millions d’enfants qui meurent de malnutrition ! Pourquoi s’affole-t-on pour ces deux millions de morts, dont les neuf dixièmes ont plus de 65 ans, et pas pour ces trois millions d’enfants ? C’est vrai aussi dans nos pays riches. Le confinement, qui visait surtout à protéger les personnes âgées, pèse surtout, économiquement et socialement, sur les jeunes. Le père de famille que je suis ne peut pas s’en satisfaire. Je me fais plus de soucis pour l’avenir de mes enfants que pour ma santé de quasi-septuagénaire !


Vous avez travaillé aussi bien sur Montaigne que sur Arsène Lupin ou Lucrèce. Quoique d’origine catholique, vous vous présentez comme athée, matérialiste, tout en pratiquant le zazen. Est-ce que cet éclectisme correspond à ce qu’on attend d’un philosophe ?
Ce qu’on attend d’un philosophe, c’est la liberté de l’esprit, pas l’enfermement dans une doctrine particulière ! Mieux vaut l’éclectisme que le dogmatisme !


Avec quelques autres, Michel Onfray, Luc Ferry, Alain Finkielkraut ou Frédéric Lenoir, et quoique dans des registres différents, vous êtes un auteur à succès, habitué des plateaux télé. Certains critiques vous reprochent d’être un « vulgarisateur ». Comment réagissez-vous à cela ?
Si s’adresser au grand public c’est vulgariser, alors Montaigne, Descartes ou Pascal seraient des vulgarisateurs, ce qui est bien sûr idiot ! Il peut m’arriver de faire de la vulgarisation (par exemple dans mon livre Le Plaisir de penser, une introduction à la philosophie), pour présenter la philosophie des autres. Mais le plus souvent, non : je me contente de présenter la mienne, renouant ainsi avec ce que j’appelle la tradition française en philosophie, qui suppose qu’on philosophe à la première personne mais pour tous, donc le plus clairement possible !


Diriez-vous que le public français se désintéresse de la philosophie et des sciences humaines en général, ou non ?
Il s’intéresse moins aux sciences humaines qu’il y a cinquante ans, mais plus à la philosophie. Je ne vais pas m’en plaindre !


Comment analysez-vous les polémiques qui agitent notre société suite aux derniers attentats islamistes, cette fracture entre liberté d’expression et laïcité, d’une part, respect des convictions d’autrui et tolérance d’autre part ?
Je ne suis pas tenu de respecter les convictions d’autrui. Tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, mais toutes les idées ne sont pas également respectables ! Pourquoi devrais-je respecter le fanatisme, l’obscurantisme, la bêtise, la haine ? La laïcité, ce n’est pas le nihilisme ! Que toutes les idées puissent s’exprimer librement (dans certaines limites, fixées par la loi), cela ne veut pas dire qu’elles se valent toutes ! Je suis très attaché à la laïcité, donc aussi à la liberté d’expression ; mais on ne m’empêchera pas de combattre le fanatisme !


La philosophie vous a aidé à dépasser vos angoisses et votre mélancolie originelles. Comment peut-elle nous aider à vivre aujourd’hui dans l’angoisse du lendemain ?
En nous aidant à vivre au présent, plutôt que dans l’espoir et la crainte ! Je l’ai dit bien souvent : il s’agit d’espérer un peu moins, donc de craindre un peu moins, et surtout de connaître, d’agir et d’aimer un peu plus !


« Philosopher, c’est apprendre à mourir », écrivait Montaigne. Qu’en pensez-vous ?
C’est une formule qu’il emprunte à Cicéron, lequel l’empruntait à Platon. Mais ce que montre Montaigne, c’est plutôt l’inverse : philosopher, c’est apprendre à vivre, pas à mourir ! Simplement, la mort fait partie de la vie. « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, écrit Montaigne, tu meurs de ce que tu es vivant. » Nul ne peut aimer la vie s’il n’accepte pas d’être mortel. Cela débouche sur l’une des phrases de Montaigne que je préfère : « Je veux qu’on agisse, et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »
Dictionnaire amoureux de Montaigne d’André Comte-Sponville, Plon, 2020