Santé

Figaro : Interview de Lionel Naccache sur la vie de notre cerveau

INTERVIEW – La liberté, c’est d’abord dans la tête ? Notre cerveau se transforme et s’enrichit de nos expériences, nous raconte le lumineux neurologue Lionel Naccache.
Neurologue, chercheur à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, auteur de nombreux livres creusant les mystères de la conscience – Le Nouvel Inconscient, Parlez-vous cerveau ?, Nous sommes tous des femmes savantes, Apologie de la discrétion… –, Lionel Naccache éclaire de manière lumineuse la vie de notre cerveau. Les découvertes récentes des neurosciences ouvrent des horizons inédits quant à la compréhension de nos pensées et de nos actions. Dévoilant les mécanismes complexes de notre réseau cérébral, le chercheur défend une approche à la fois scientifique, éthique et philosophique, où la liberté est un paradoxe, à la fois illusion et réalité.

Notre capital génétique nous donne-t-il de l’aptitude à la créativité, au bonheur, à l’empathie… ?

C’est un domaine très riche de recherche en cours… Mais ce que l’on sait déjà, c’est qu’il y a des facteurs génétiques pour nos facultés communes, telles que la mémoire. Je ne parle pas du domaine de la pathologie où, parfois, le poids de la génétique est immense. En ce qui concerne les individus bien portants, il existe certes un poids génétique, mais le poids des facteurs non génétiques est autrement plus important. Mémoire, intelligence, vie émotionnelle, imagination, créativité…, dans tous les aspects de la vie mentale, le poids de l’environnement (et notamment de l’éducation, mais aussi du développement cognitif, affectif et social) est extrêmement fort. Inné et acquis coexistent donc, mais dans des proportions très différentes.
Que signifie penser et agir librement ?Réfléchir à ce que signifie penser et agir librement, sans parler de la dimension politique de la liberté, conduit très souvent à un paradoxe : d’une part, si ce que nous pensons est déterminé par l’instant précédent, le concept de liberté n’a plus lieu d’être. Autrement dit, un ordre parfait semble contradictoire avec la possibilité de la liberté. Mais d’autre part, si l’on imagine qu’être libre revient à n’être en rien déterminé par ce que nous étions à l’instant précédent, la liberté disparaît tout autant. En effet, une telle conception reviendrait à penser une vie et une pensée libres comme une série aléatoire chaotique, vide de tout ordre, de toute structure, de toute cohérence et de toute signification. Où est donc la possibilité de la liberté si elle s’absente à la fois dans l’ordre parfait et dans le désordre parfait ? Une solution consiste à revoir à la baisse les prétentions de la liberté, en l’inscrivant quelque part entre ordre et désordre. Ce que le biologiste et penseur Henri Atlan désigne par cette belle expression qui intitule l’un de ses essais : Entre le cristal et la fumée. Ce que nous pouvons appeler notre liberté résiderait dans cet interstice mouvant et instable, à bonne distance de l’ordre parfait mortifère du cristal et du désordre aléatoire parfait et non moins mortifère de la fumée. L’enrichissement de ce «répertoire des possibles» correspondrait à la traduction neurobiologique de cette idée de liberté.

Les connaissances récentes sur le fonctionnement du cerveau reconfigurent-elles notre approche de la liberté humaine ?

Les neurosciences permettent de mieux comprendre cet enjeu de la liberté à trois niveaux différents. Grâce à elles, on commence à lever le voile sur un ensemble de contraintes qui déterminent nos pensées et nos comportements et dont nous ne sommes pas forcément conscients. C’est la lumière du projecteur qui permet de voir tout ce qui, en nous, rend cette liberté plutôt illusoire. Lorsqu’on s’intéresse à la conscience ou à la subjectivité, il est possible de se pencher sur un concept à la fois plus simple et précieux : celui d’agentivité. C’est-à-dire le sentiment subjectif éprouvé par un individu d’être le pilote aux commandes de ses pensées et de ses actions. Ce concept est plus simple que celui de liberté, car il s’intéresse à ce que croit l’individu de ses pensées et actions, quelles que soient par ailleurs les chaînes causales de ces pensées et actions. Les neurosciences de la cognition ont beaucoup développé ce concept de l’agentivité : ses modalités, ses bases cérébrales, ses perturbations.


Le concept d’agentivité vous semble donc important pour comprendre le fonctionnement de notre conscience dans son rapport à la liberté ?

Absolument. En «caméra subjective», tout commence nécessairement par ce dont nous avons conscience. On retrouve ici Descartes, bien sûr, et son fameux «Je pense, donc je suis». Tout commence bien par «Je» ! Si l’on considère un sujet conscient ainsi défini, capable de se rapporter à lui-même ses pensées, ses sentiments, ses décisions et actions, il est aussitôt doté d’une responsabilité subjective. Autrement dit, on peut construire à partir de ce sentiment d’agentivité subjective une éthique objective de l’individu et de sa responsabilité : une éthique fondée sur le sentiment d’être l’agent de ses propres pensées et actions. Cette éthique de l’agentivité permet de faire un pas de côté par rapport à la question autrement plus complexe de la liberté, qui reste entière : quand vous pensez être l’agent de vos pensées, comment déterminer jusqu’à quel point vous en êtes l’agent volontaire ou pas ? C’est une question scientifique ouverte et complexe. Et grâce au concept d’agentivité, il n’est pas nécessaire de savoir y répondre pour pouvoir fonder une éthique de la responsabilité. On pourrait même défendre l’idée selon laquelle cette éthique de l’agentivité est forte d’elle-même et ne dépend pas des réponses ultimes apportées à l’origine de nos pensées, décisions et actions.

Et quel est le troisième point important ?
Les neurosciences nous ont révélé que notre cerveau est riche de plusieurs niveaux d’organisation. Des molécules, des gènes, des cellules – dont les neurones et les cellules dites « gliales » –, des réseaux de neurones organisés, des régions cérébrales, etc. Tous ces niveaux enchâssés les uns dans les autres ressemblent à des poupées russes : du microscopique au visible jusqu’à l’intégralité du système nerveux. En fait, à chacun de ces niveaux, il existe des propriétés spécifiques du système nerveux. Autrement dit, un neurone isolé présente certaines propriétés, tandis que d’autres ne vont apparaître qu’au niveau d’un réseau de neurones complexe. La conscience semble ainsi émerger d’un vaste réseau cérébral dont nous commençons à comprendre l’organisation. Et, comme le disait le chercheur Jean-Pierre Changeux dès ses premiers essais, l’un des objectifs majeurs des neurosciences consiste précisément à formuler les lois de passage d’un niveau d’organisation à l’autre. Lorsqu’on a en tête cette organisation enchâssée et multiniveau, la question de la liberté prend une résonance inédite : certains de ces niveaux d’organisation du cerveau dépendent très directement de l’environnement immédiat et sont peu accessibles au niveau cognitif, qui est le plus élevé du fonctionnement cérébral. À l’opposé, les niveaux de fonctionnement les plus évolués voient émerger des capacités cognitives complexes : imaginer quelque chose qui n’existe pas, traduire une pensée en langage symbolique, s’engager dans des activités culturelles et sociales, raconter des histoires… Ces niveaux les plus évolués et les plus complexes confèrent à l’individu qui en est doté des capacités à s’extraire de l’ici et maintenant de son environnement immédiat. À chaque moment vécu consciemment, il dispose d’un répertoire de possibles au sein duquel une sélection va s’opérer. La simple existence de ce répertoire, fruit de l’histoire génétique et culturelle de l’individu, lui confère une variété de réponses plus large et moins déterminée par les conditions initiales. Cela ne revient pas à supprimer le déterminisme, mais à offrir un champ d’action moins prévisible et plus complexe.