géopolitique

Verdun,1916 – Bakhmout, 2023
La guerre d’Ukraine comme celle de 14-18 ?

15 mars 2023 : voilà plus d’un an que la Russie a lancé son offensive en Ukraine et aucune issue n’est encore perceptible à cette guerre qui s’annonce longue et douloureuse.
Dans un entretien publié par le magazine Alternatives économiques, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la Grande Guerre, compare celle-ci à la guerre en cours. Il rappelle surtout que la guerre est un fait politique. Les Européens de l’Ouest ont eu le grand tort de l’oublier en croyant qu’une économie ouverte aurait raison de tout.

Stéphane Audoin-Rouzeau confirme les analogies entre la Grande Guerre de 14-18 et la guerre d’Ukraine, à cela près que celle-ci reste pour l’heure, beaucoup moins mortifère.

Les effectifs engagés en Ukraine, cinq cent à sept cent mille hommes de chaque côté, sont comparables aux effectifs français et allemands en août 1914. Mais après un an de conflit intense, les pertes des deux côtés sont évaluées à près de deux cent mille morts. C’est à peu près le total recensé rien qu’en août 1914 sur le front français.

Comme l’armée allemande en août 1914, l’armée russe a semblé devoir l’emporter très vite dans les premières semaines de mars 2022, avec la prise imminente de la capitale Kiev et de l’autre grande ville du pays, Kharkov.

Puis il y a eu la contre-offensive de la dernière chance menée par l’armée ukrainienne autour de Marioupol, Kharkov et Kiev, avec un très puissant soutien logistique et matériel de l’OTAN.

Dès l’été 2022, le front s’est plus ou moins figé sur près de mille kilomètres, tout comme à l’automne 1914 sur 700 kilomètres des Vosges à la mer.

Dans l’un et l’autre cas, les combattants se sont enterrés dans des tranchées creusées à la hâte, ne comptant plus que sur l’artillerie pour emporter la décision, avec dans l’un et l’autre cas une énorme consommation de munitions. C’est « au point d’avoir épuisé en un ans les stocks des pays de l’OTAN », note Stéphane Audoin-Rouzeau, « avec des zones où le sol est aussi martelé qu’à Verdun, comme les photos satellites le montrent ».

On peut prolonger le parallèle avec les offensives désespérées des fantassins. Comme en 1915-1917, par exemple au Chemin des Dames, on observe aussi, surtout du côté russe, des assauts désespérés de fantassins qui vont à la boucherie sans beaucoup d’espoir. « Étonnante régression historique, qui confirme que la guerre reste un événement toujours imprévisible, » dit l’historien Audoin-Rouzeau.

C’est que les avions russes qui pourraient faire la différence sur le champ de bataille sont cloués au sol par la menace des défenses anti-aériennes guidées par satellite. La seule vraie nouveauté de cette guerre d’Ukraine tient à l’apparition des drones, avions sans pilote, guidés depuis le sol… ou depuis des bases situées dans d’autres pays. C’est sans doute la première fois que les drones interviennent de façon aussi massive.

Étrangement, la bataille qui se déroule depuis août 2022 autour de la petite ville de Bakhmout (70 000 habitants avant la guerre) s’apparente à celle de Verdun en 1916 par la durée et par l’enjeu, symbolique plus que stratégique. Elle s’en distingue par le nombre de morts et disparus : dix à vingt mille sans doute à ce jour dans chaque camp à Bakhmout ; cent à cent cinquante mille à Verdun dans chaque camp, en dix mois de combats.

La comparaison avec la Première Guerre mondiale laisse penser que l’on s’oriente en Ukraine vers une guerre longue comme il y a un siècle, voire davantage. Mais il n’est pas sûr d’arriver à moyen terme à une paix négociée du type de la paix de Versailles car la Russie comme l’Ukraine jouent leur existence dans cette guerre et l’on voit mal comment, après tant de souffrances, elles pourraient faire des concessions sur la Crimée ou l’autonomie du Donbass.

Faute d’avoir pris la mesure des enjeux assez tôt, dès les années 1990, « pourquoi ne pas se préparer dès maintenant à la pire des hypothèses, » dit Stéphane Audoin-Rouzeau : une guerre d’attrition ou, au mieux, une paix armée qui s’éternise comme entre les deux Corées ou encore au Ladakh, entre l’Inde et la Chine ?

Impardonnable illusion des Européens
Ce désastre sans nom qui meurtrit le monde russe et ruine l’Europe puise ses origines dans notre fol oubli de l’Histoire. Après la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’URSS, nous avons cru au paradis sur terre. Les gouvernants européens ont réduit leur dépenses militaires en confiant le soin de leur défense à l’Oncle Sam. La France s’est alignée sur ses partenaires en suspendant le service militaire.

Les dirigeants européens ont fait le pari d’abolir leurs vieux États-nations et de remplacer la Communauté européenne de 1957, basée sur la coopération intergouvernementale, par une entité abstraite à l’image de la défunte URSS. Cette Union européenne née il y a 30 ans, en 1993, a été fondée sur le présupposé que le libre-échange, la libre circulation des capitaux et des hommes et la promotion de l’individu au détriment du collectif allaient nous garantir paix et prospérité et convertir le reste du monde à nos valeurs libérales et libertaires.

Nous nous sommes « installés dans une sorte de déni de la guerre, de sa possibilité même en Europe, » déplore Stéphane Audoin-Rouzeau qui y voit « une très grave illusion, à dire vrai impardonnable », car la guerre n’a rien à voir avec la rationalité économique. C’est d’abord un phénomène politique, comme l’ont signifié bien avant nous Machiavel et Clausewitz, et « expliquer le politique par l’économique me paraît un raisonnement marxisant complètement dépassée », souligne l’historien.

Avant 1914, beaucoup de dirigeants « raisonnables » pensaient que la guerre entre puissances européennes était « irrationnelle » d’un point de vue économique et financier, du fait qu’elle amènerait la ruine des uns et des autres. Ils avaient raison ! Mais cela n’a pas empêché la guerre d’éclater.

Même chose en 1939 : les considérations économiques sont absentes du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Hitler était guidé par un projet politique et racial destiné à établir une domination millénaire du Volk allemand.

La guerre est aussi un « acte culturel » qui implique toute la société et qui fait qu’une population a priori pacifique comme le peuple ukrainien peut basculer immédiatement et d’un bloc dans la guerre quand celle-ci lui est imposée. Ainsi qu’on l’a vu, « ce basculement est bien plus facile qu’on ne le croit, parfois même presque immédiat, » note l’historien.

Félicitons-nous que l’effet cumulé des deux guerres mondiales ait amené les Européens à rejeter la guerre. Mais cela ne suffit pas. « Rejeter la guerre et être capable de l’éradiquer sont deux choses largement distinctes. C’est parce que nous les avons confondues que nous avons été saisis de stupeur le 24 février 2022, » écrit encore Stéphane Audoin-Rouzeau.

Après avoir vécu pendant une génération dans la croyance post-soviétique en une « fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama), nos dirigeants peuvent ainsi mesurer combien il est illusoire de compter sur les sanctions économiques ou un renversement du président Poutine pour amener la Russie à la reddition…

auteur : André Larané