Le 21 mai 1358, une centaine de paysans du Beauvaisis s’en prennent aux maisons de gentilshommes et aux châteaux de la région, tuant les habitants et brûlant les demeures. Leur révolte s’étend très vite à la paysannerie du bassin parisien. C’est le début de la plus grande des « jacqueries » qui ont ensanglanté les campagnes françaises à la fin du Moyen Âge.
Ses participants ne sont pas de pauvres hères. Au contraire, ils figurent parmi les paysans aisés de l’une des régions les plus riches d’Europe et leur révolte est motivée par la rage d’être spoliés par les seigneurs et les bourgeois.
Indigne noblesse
La noblesse française a été laminée par les Anglais à la bataille de Poitiers et le roi Jean II le Bon a été fait prisonnier et emmené à Londres.
Les paysans ne supportent pas que les nobles, défaits au combat et ayant souvent fui de façon très lâche devant les Anglais, fassent maintenant pression sur eux pour leur extorquer de nouvelles taxes. Ils le supportent d’autant moins que, depuis l’épidémie de Grande Peste qui a ravagé l’Occident dix ans plus tôt et tué une grande partie de la population, les seigneurs et les grands propriétaires sont partout en quête de main-d’oeuvre pour remettre en culture les terres abandonnées.
Qui plus est, des bandes de soldats désoeuvrés courent la campagne et ravagent les villages, pillant, violant et tuant à qui mieux mieux. De cette époque date le changement de sens du mot « brigand », qui à l’origine désignait un soldat et finit par ne plus désigner qu’un bandit.
Les villageois résistent avec leurs pauvres moyens. Et l’on raconte à l’envi l’histoire du Grand Ferré, un robuste géant des environs de Compiègne qui, choqué par la mort de son seigneur lors d’une attaque par les Anglais, s’en prit à ces derniers et en tua, dit-on, des dizaines avant d’aller se désaltérer d’une grande rasade d’eau glacée. Mal lui en prit. Saisi de fièvre, il trouva encore la force d’abattre quelques Anglais et brigands avant de succomber au mal.
Malentendu
Dans le même temps, les bourgeois de Paris conduits par le prévôt des marchands, Étienne Marcel, chassent Charles, le fils du roi Jean le Bon.
Le dauphin (ainsi appelle-t-on l’héritier de la couronne) rassemble ses fidèles en vue de reprendre sa capitale. Le 14 mai 1358, il prend l’ordonnance dite du Vermandois en vue de renforcer les forteresses qui bordent l’Oise, la Seine et la Marne. Son objectif est d’affamer Paris en bloquant le ravitaillement qui lui arrive par les trois cours d’eau.
Il semble que des agents d’Étienne Marcel aient fait croire aux paysans des environs que ces dispositions militaires visaient à leur soumission. C’est dans ces conditions que survient la Grande Jacquerie. À Saint-Leu-d’Esserent, près de Chantilly, neufs gentilshommes sont égorgés par des paysans en colère.
Le chroniqueur Jean Froissart a fait le récit du drame en termes violents et savoureux : « [les paysans] dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissoient et trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détruiroit. (…) Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là demeuroit. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfans, petits et grands, et ardirent la maison. Secondement ils s’en allèrent en un autre fort châtel et firent pis assez ; car ils prirent le chevalier et le lièrent à une estache bien et fort, et violèrent sa femme et sa fille les plusieurs, voyant le chevalier : puis tuèrent la femme qui étoit enceinte et grosse d’enfant, et sa fille, et tous les enfans, et puis le dit chevalier à grand martyre, et ardirent et abattirent le châtel. Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux et bonnes maisons. Et multiplièrent tant que ils furent bien six mille… »
Sous l’impulsion d’un certain Guillaume Calle ou Carle (ou Karle), un ancien soldat originaire du village de Mello, près de Senlis, la révolte rassemble en quelques semaines plusieurs milliers de paysans… Elle trouve bientôt auprès d’Étienne Marcel un soutien intéressé.
Respectueux de la monarchie, les paysans veulent exercer le droit qui leur est reconnu de résister aux exactions des hommes d’armes, nobles ou brigands. Mais cette fois, le droit de résistance dégénère en exactions de la pire espèce. Et les habitants des bourgs se joignent aux paysans dans les pillages.
Impitoyable répression
À Meaux, sous la menace des Jacques, les soldats se replient dans la forteresse qui domine la ville avec quelques dames de la noblesse, dont la duchesse de Normandie, épouse du régent et dauphin Charles. Les assiégés s’attendent au pire quand ils voient arriver à leur secours le comte de Foix Gaston Phoebus, ainsi surnommé en raison de sa prestance et de sa beauté, ainsi que Jean de Grailly, captal (capitaine) de Buch. L’un et l’autre reviennent d’une croisade contre les païens de Prusse.
Le samedi 9 juin 1358, les paysans ainsi que les bourgeois de Meaux se lancent à l’attaque de la forteresse de la ville. Les soldats, renforcés par les troupes de Gaston de Foix et du captal de Buch, les attendent de pied ferme. Un corps à corps se livre sur le pont de la Marne. Les attaquants reculent. Victorieux, les nobles se vengent sans ménagement. Ils pendent le maire et mettent à sac la ville. Celle-ci va brûler pendant deux semaines.
Tandis qu’à Meaux, les Jacques se font tailler en pièces, Guillaume Carle fait le siège de la forteresse d’Ermenonville, au nord-est de Paris, avec le concours de quelques milices parisiennes envoyées par Étienne Marcel.
Mais le capitaine général des Jacques apprend que le roi de Navarre Charles le Mauvais, assisté de 400 lances, a pris la tête de la répression dans le Beauvaisis. Il lève le siège et se rend à sa rencontre dans les environs de Clermont-en-Beauvaisis. Le roi de Navarre fait mine de vouloir négocier un armistice. Quand Guillaume Carle se rend à sa rencontre pour en discuter, il est aussitôt capturé.
Le lendemain, le 10 juin 1358, les paysans privés de leur chef sont écrasés à Mello. C’est la fin. Plusieurs milliers sont massacrés un peu partout et les villages incendiés en guise de punition. Les chefs sont impitoyablement torturés et exécutés. À Clermont-en-Beauvaisis, Guillaume Carle est décapité après avoir été couronné d’un trépied de fer chauffé à blanc !
Ce drame relaté par le chroniqueur Jean Froissart ne met pas pour autant un terme aux révoltes paysannes. D’autres surviennent tout au long des décennies suivantes, notamment en Angleterre, en 1381, sous la conduite de Wat Tyler, et en Hongrie.
Le cinéaste John Huston a réalisé un film intéressant, quoique oublié, autour de la Grande Jacquerie : Promenade avec l’amour et la mort, avec Angelica Huston et Assaf Dayan (le fils de Moshe) dans les rôles principaux.