Poésie

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)
Le poète à la « tête étoilée »

Changer les mots en étoiles : voilà l’ambition de ce poète sorti de nulle part, français par hasard, combattant par conviction, amoureux toujours. Figure majeure du Paris de l’avant-guerre, il sut accompagner par ses vers le bouillonnement d’une époque en quête de cette modernité qu’il incarne toujours en littérature.

Changer les mots en étoiles : voilà l’ambition de ce poète sorti de nulle part, français par hasard, combattant par conviction, amoureux toujours. Figure majeure du Paris de l’avant-guerre, il sut accompagner par ses vers le bouillonnement d’une époque en quête de cette modernité qu’il incarne toujours en littérature.

Le fils de l’indomptable
L’enfance de Guillaume Apollinaire est un labyrinthe qui nous mène d’un bout à l’autre de l’Europe à la rencontre d’ancêtres hauts en couleurs.

Né le 25 août 1880 à Rome, il se nomme d’abord Guglielmo Alberto Dulcigni avant de se transformer un mois plus tard en Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare Kostrowitzky. Un joli mélange qui tient à la fois de la Pologne par sa mère Angelina et de l’Italie où son grand-père prénommé Apollinaire s’installe en 1866.

Quant à son père, on le cherche toujours… Est-il cet officier avec lequel la turbulente Angelina a eu une aventure ? Comment savoir, tant la jeune femme est instable et multiplie les adresses et les rencontres, parfois en échange d’argent pour combler les dettes qui s’accumulent.

Celle que le poète qualifiera d’« indomptable, complètement indomptable » parvient quand même à offrir à ses deux fils des études solides dans un collège pour bonne famille de Monaco.

Les prix d’excellence commencent à s’entasser sur le bureau du garçon, mais les déménagements continuels finissent par le détourner des études : en 1897, c’est l’échec au bac.

Paris, Spa, Paris à nouveau… Puisque les casinos ne se révèlent pas aussi lucratifs que prévu, Angelina et sa famille vont tenter leur chance dans la capitale. Mais la misère s’obstine, et Guillaume doit délaisser ses lectures en bibliothèque pour multiplier les petits boulots.

En 1901, il reprend la route comme précepteur pour une demoiselle de 8 ans, Gabrielle. Direction : les rives du Rhin. C’est là qu’il nourrit sa mémoire de paysages et de légendes sur les « sorcières blondes » qui réapparaîtront dans son recueil Alcools (1904).

Il s’obstine aussi à écrire des vers pleins d’amour à Annie, la jeune gouvernante anglaise qui trouve ce Français bien étrange. Qu’importe, le pli est pris, il sera écrivain ! D’ailleurs les textes qu’il a réussi à publier dans quelques revues commencent à attirer l’attention.

La chance tourne, les contacts se multiplient, notamment dans le monde des Arts, en pleine effervescence. Et puis un jour de janvier 1905, on lui présente un peintre inconnu mais ambitieux qui le séduit aussitôt : Pablo Picasso.

À Montmartre, Apollinaire se sent enfin chez lui. On est en plein cœur de la bohème et dans le Bateau-Lavoir de Picasso où Les Demoiselles d’Avignon prennent forme, les amis se croisent et s’épaulent : Amadeo Modigliani, Max Jacob, Georges Braque sont là pour lui faire croire en un autre destin que celui d’employé de banque qu’il est alors obligé de supporter.

Devra-t-il se contenter de faire paraître sous le manteau des textes érotiques à l’image de ces Onze mille verges?

Alors qu’il doute de son talent et peine à faire son deuil de son amour pour Annie, « le mal aimé » vit une véritable renaissance en 1907 lorsqu’il croise la « paintresse » Marie Laurencin. Il va dès lors multiplier les activités littéraires tout en se faisant un plaisir de tromper son monde.

C’est ainsi qu’en 1909, il prend l’identité d’une poétesse imaginaire avant, l’année suivante, de signer des textes sous le nom d’un abbé licencieux !

Plus sérieuse est la publication de L’Enchanteur pourrissant en collaboration avec André Derain puis de L’Hérésiarque & Cie, recueil de contes inclassables qui loupe de peu le prix Goncourt de 1910.

« La Chanson du mal-aimé »
Publié dans Alcools (1913), ce poème chante l’amour malheureux d’Apollinaire pour Annie qui, par deux fois, a refusé de quitter Londres pour le suivre…

« Guillaume Apollinaire au café de Flore, 1914, I.M.L., collection particulière, éd. Larousse. En agrandissement, Portrait d’Apollinaire par Pablo Picasso. Frontispice de la 1ère édition d’Alcools, Mercure de France, 1913, Paris, musée Picasso.

Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique

Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même » […]

Au voleur !
L’écrivain en devenir a enfin pris confiance en lui, au point de réclamer une place sous la coupole de l’Académie française.

De la provocation, bien sûr, mais pas seulement. Auteur, éditeur, journaliste reconnu, il est désormais sûr d’avoir un rôle à jouer dans la vie littéraire de son époque. Mais en août 1911 un fait divers vient fragiliser ses rêves : on a volé La Joconde !

La police soupçonne Géry Pieret, un de ses amis qui s’est déjà fait connaître par son goût pour les œuvres d’Art qui ne lui appartiennent pas. Amateur de petites statuettes ibériques, l’aventurier en a revendu deux à Picasso avant d’en confier une autre à Apollinaire.

Le 7 septembre, accusé de complicité de vol, le poète est conduit à la prison de la Santé où il rédige six poèmes qui sont autant de cris de désespoir :
« Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu » (« À la Santé »).

Il y restera moins d’une semaine avant d’être mis hors de cause, mais cette expérience d’où il ressort blessé par les attaques xénophobes le marquera durablement.

Délaissé par Marie Laurencin, Apollinaire cherche à tourner la page en s’installant dans le quartier de Saint-Germain. De son « pigeonnier », il rayonne sur le tout-Paris artistique et littéraire qui s’encanaille dans le quartier Montparnasse voisin.

Louis Marcoussis, Portrait de Guillaume Apollinaire, vers 1912, Paris, BnF. En agrandissement, Giorgio de Chirico, Portrait [prémonitoire] de Guillaume Apollinaire, 1914, Paris, Centre Pompidou.Robert Delaunay, Marcel Duchamp, le Douanier Rousseau, Marc Chagall… aucun n’échappe à son enthousiasme et de toute l’Europe, les avant-gardistes, notamment futuristes et cubistes, viennent demander son aval. Mais c’est surtout la poésie qui continue à l’occuper.

Jusqu’au dernier moment, il ne cesse de modifier les textes destinés à son premier recueil. Initialement baptisé Eau-de-vie, c’est finalement sous le titre d’Alcools que paraissent en avril 1913 ces drôles de poèmes dont il a supprimé toute ponctuation.

Qualifié de « boutique de brocanteur », le livre ne laisse pas indifférent ! Surtout pas l’écrivain Georges Duhamel qui lui reproche un « mélange de jargon des grands ports de commerce et d’éloquence littéraire » (Mercure de France). C’est vite vu pour Apollinaire : il faut régler ça par un duel ! L’affaire, comme quelques autres, ne se fera pas, au grand soulagement des amis de ce bouillant personnage.

Du temps qu’il était artiflot à la guerre »
En 1914, c’est avec l’Allemagne qu’Apollinaire est bien décidé à en découdre. La déclaration de guerre l’a trouvé prêt à s’engager, convaincu qu’il doit défendre son pays d’adoption.

Photographie d’Apollinaire à Nîmes en uniforme d’artilleur, janvier 1915. En agrandissement, calligramme inspiré par un portrait de Louise de Coligny-Châtillon, avant 1917.Débouté à cause de son statut d’étranger, le voici qui attend sa naturalisation en s’ennuyant ferme parmi la bonne société de Nice. C’est là qu’il croise la pétillante comtesse Louise de Coligny-Châtillon qui fait preuve d’une telle indifférence à son égard qu’il préfère accélérer son engagement dans l’armée. Lorsque finalement elle accepte son amour, il est trop tard, il est temps de partir pour le front.

Lou devient sa muse, celle à qui il va écrire quotidiennement lettres et poèmes où se mêlent passion et mort. En 1916 elle cède sa place à Madeleine, rencontrée dans un train et avec laquelle il se fiance, peut-être pour repousser les horreurs d’une guerre qu’il voit de plus en plus près.

Le voici en effet au sein de l’infanterie, dans les tranchées, sous les « obus couleur de lune ». Le 17 mars, quelques jours après sa naturalisation, alors qu’il est en pleine lecture du Mercure de France, le sous-lieutenant « Kostro » est touché à la tempe par un éclat. Trépané, il retrouve Paris avec un nouveau statut, celui du poète combattant à la « tête étoilée ».

“Si je mourais là-bas… »
Dans ce poème, à la fois lettre et testament, tiré des Poèmes à Lou (1947), l’écrivain demande à sa bien-aimée de faire vivre son souvenir par-delà sa mort prochaine…

Pablo Picasso, Portrait de Guillaume Apollinaire à la tête bandée, 1916, Paris, musée Picasso. En agrandissement, photographie de Guillaume Apollinaire blessé à la tempe, 1916, collection René-Jacques, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine.

« Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier […]

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
— Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur —
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie »

Pour Apollinaire, c’est le retour à son cher « pigeonnier », à l’amour aussi avec une nouvelle compagne, Amélia « Ruby » Kolb. Il reprend bien sûr très vite la plume pour publier à l’automne 1916 un recueil de contes, Le Poète assassiné.

Dans les milieux littéraires, sa réputation est intacte et ce n’est pas un hasard si c’est lui qui rédige le programme du ballet Parade auquel ont collaboré Satie, Cocteau et Picasso.

Il y emploie pour la première fois une expression destinée à faire florès : « sur-réaliste ». C’est d’ailleurs sous cette qualification qu’il fait représenter en juin 1917 sa pièce Les Mamelles de Tirésias, une fantaisie hétéroclite et inclassable.

Près d’un an plus tard, le recueil Calligrammes est à peine mieux accueilli : on s’interroge sur les innovations de ces « Poèmes de la paix et de la guerre » qui tiennent autant du dessin que de la poésie.

Qu’importe ! Apollinaire, qui vient de se marier avec Ruby, a encore une dizaine de projets à faire naître. Il ne les verra pas aboutir : en novembre 1918 son organisme fatigué est frappé de plein fouet par la grippe espagnole. « Sauvez-moi ! J’ai encore tant de choses à dire ! » aurait-il crié à son médecin, impuissant.

Il succombe le 9 novembre, à 38 ans. Le 13, c’est au milieu d’une foule en liesse, célébrant l’Armistice, que son cercueil est transporté au cimetière du père Lachaise. « O mon ombre en deuil de moi-même »

Le créateur
Reconnu comme un poète majeur du XXe siècle, Apollinaire n’a jamais voulu construire son originalité en se coupant des courants qui l’ont précédé. Plutôt que rompre, il a préféré s’inspirer pour mieux bâtir : « On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père ! »

L’Horloge de demain, revue 391, mars 1917.Entre tradition et invention, il est un poète de la liberté : liberté de supprimer la ponctuation, liberté de jouer avec les juxtapositions inattendues, liberté de transformer ses textes en dessins. « Et moi aussi je suis peintre ! » aimait-il affirmer à ceux qui lui reprochaient de brouiller les genres.

Pour lui, le poète se doit avant tout de surprendre son lecteur en jouant sur les images, sous toutes leurs formes, ce qui en fait à la fois le successeur de Rimbaud, le complice des peintres et le précurseur des surréalistes.

Mais Apollinaire reste un homme de son temps qui, comme son prédécesseur Baudelaire, a chanté son époque. On trouve ainsi dans son œuvre des allusions à la tour Eiffel (« Zone »), à l’automobile (« La petite Auto ») et bien sûr aux armes de guerre (par exemple un sous-marin dans « Il y a »).

Apollinaire, c’est aussi celui qui ne cessa de se confier au travers de ses vers, partageant avec les lecteurs ses désespoirs d’amoureux, de prisonnier ou de combattant, introspection qui pouvait aller jusqu’au dédoublement :
« Un jour je m’attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime
Parmi lesquels je n’étais pas ».

Sans cesse en recherche, « le mal-aimé » aura durablement marqué de son empreinte à la fois fantaisiste et sombre l’histoire de la poésie.

Bibliographie
Laurence Campa, Apollinaire. La poésie perpétuelle, éd. Gallimard (« Découvertes »), 2009,
Laurence Campa, Michel Décaudin, Passion Apollinaire. La poésie à perte de vue, éd. Textuel, 2004.