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Diderot (1713 – 1784)
Un philosophe athée au « Siècle des Lumières »

Le clergé ou la fête ? La fête !
Avec un frère et un oncle chanoines et une sœur ursuline, il est naturel que Denis Diderot, né à Langres le 5 octobre 1713, ait pensé entrer à son tour dans les ordres.

Son père, coutelier, l’y encourage et voit d’un bon œil les résultats brillants de celui qui reçoit en 1726 la tonsure « par provision », l’autorisant à porter l’habit des abbés. Voilà une belle carrière de jésuite qui s’ouvre à lui !

À 16 ans, il part donc pour Paris afin de suivre des études de théologie à la Sorbonne. C’est alors que l’on perd sa trace : qu’a-t-il fait pendant dix ans ? Précepteur de musique, clerc de procureur, traducteur…

Il semble qu’il enchaîne les métiers pour pouvoir survivre dans cette vie de bohème avant l’heure. Il fréquente la société des Lettres, en particulier ce Rousseau avec lequel il partage son amour de la musique, et ne cesse d’étendre sa culture en dévorant les livres.

Une rencontre va le marquer : c’est celle de Marie-Toinette Champion, une simple lingère qu’il décide d’épouser. Quel scandale pour sa famille ! Son père, qui le faisait surveiller discrètement, décide rien de moins… que de le faire enfermer dans un monastère ! Mais Diderot s’échappe pour aller convoler clandestinement avec sa « Nanette » qui, malgré les écarts de son époux, lui donnera quatre enfants.

Du bûcher au cachot
Pour faire vivre son ménage, Diderot se lance dans des traductions d’ouvrages anglais tout en rédigeant un recueil d’aphorismes, les Pensées philosophiques (1746). Le livre, publié anonymement, est fort mal reçu par le Parlement de Paris qui le juge antichrétien : il est condamné à être « lacéré et brûlé » par le bourreau.

En 1747, avec l’aide du mathématicien Jean d’Alembert, il prend la direction de l’entreprise de l’Encyclopédie, entreprise à laquelle il allait « sacrifier », dit-il, 25 ans de sa vie. Il n’en oublie pas pour autant de s’amuser avec des écrits plus frivoles qui doivent lui permettre de se renflouer, comme ces Bijoux indiscrets dont le contenu libertin est peut-être inspiré par ses écarts amoureux.

Mais en 1747, ce sont ses idées matérialistes et athées, exprimées dans la Lettre pour les aveugles, qui lui valent dénonciation, lettre de cachet et séjour dans la prison de Vincennes. Il ne retrouvera la liberté qu’après avoir signé une promesse de ne plus écrire contre la religion et la morale. Promesse qu’il ne tiendra pas…

Le drame de la bourgeoisie
C’est avec la plus extrême prudence qu’il va poursuivre son œuvre, dans la peur de retourner en prison et de porter atteinte au projet de l’Encyclopédie dont le premier tome sort en 1758.

Ainsi La Religieuse, roman anticlérical rédigé en 1760, ne paraîtra qu’en 1796. Il préfère acquérir une renommée dans le théâtre en faisant représenter Le Fils naturel (1757) puis Le Père de famille (1758), mais comédiens comme spectateurs n’adhèrent guère.

Il faut dire qu’à l’époque où les pièces légères de Marivaux triomphent, il propose une nouvelle conception du théâtre qui recherche la communion de l’ensemble du public, uni face aux injustices dont sont victimes les malheureuses familles mises en scène.

À la création de ces drames bourgeois s’ajoute toute une réflexion sur le jeu d’acteur, présentée dans Le Paradoxe du comédien : pour Diderot, c’en est fini de la grandiloquence héritée du classicisme, il faut placer sa prestation sous le signe du « sang-froid », ne pas laisser parler sa sensibilité. Le débat ne fait que commencer…

Être philosophe, un dur métier…
On peut être philosophe est néanmoins homme soucieux de son confort. Dans ce texte, le père de l’Encyclopédie nous fait part de ses plus profonds « Regrets sur [s]a vieille robe de chambre »…
« Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner. J’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l‘indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis » (Regrets sur ma vieille robe de chambre ou avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, 1769).

Catherine la bienveillante
Diderot doit finalement s’y résigner : son théâtre ne plait pas. Il est temps de revenir au projet de l’Encyclopédie qui est en pleine tempête.

Alors que Rousseau et même d’Alembert commencent à prendre de la distance, que les attaques se multiplient, voici que le Parlement de Paris condamne l’œuvre en 1750. Ce n’est qu’un début : le pape en personne la met à l’index, et le Conseil du Roi supprime le privilège qui autorisait sa publication.

Qu’importe ! Les libraires-éditeurs décident de poursuivre clandestinement le projet malgré la montée du courant anti-philosophes. Diderot trouve cependant des soutiens auprès des plus hautes personnalités comme Catherine II qui achète sa bibliothèque et lui offre une pension annuelle. Elle lui permet également d’assouvir sa passion de la peinture, qui transparaît dans la rédaction de ses Salons, en lui proposant de choisir les œuvres qui vont embellir son Ermitage.

En 1773, après avoir achevé ce « grand et maudit ouvrage » de l’Encyclopédie, il peut enfin faire le voyage jusqu’à Saint-Pétersbourg pour donner quelques menus conseils de gouvernement à la souveraine.

Révolution dans l’art du roman
Jacques le fataliste et son maître est un roman hors normes, d’une belle modernité : d’emblée, il pose la question du pouvoir du narrateur qui, ici, n’hésite pas à prendre le lecteur à témoin pour mieux le soumettre à sa toute-puissance.
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
LE MAÎTRE : C’est un grand mot que cela.
JACQUES : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.

La discrétion jusqu’au bout
Après 16 mois d’absence, Diderot est de retour à Paris en 1774. Le voyage a laissé des traces : il est épuisé et souffre déjà de l’angine de poitrine qui l’emportera.

Cela ne l’empêche pas de se replonger dans ses écrits : les essais Le Rêve de d’Alembert et le Supplément au Voyage de Bougainville, ses romans Le Neveu de Rameau et Jacques le Fataliste commencent à prendre forme ou sont finalisés. Mais pas question de les dévoiler : toujours tenu par son serment de 1749, il choisit de les garder secrets ou de les faire paraître anonymement.

À près de 70 ans, il se retrouve bien seul après la disparition de son grand amour Sophie Volland, mais aussi des grands penseurs de son siècle. Avec lui c’est donc le dernier grand philosophe des Lumières qui disparaît, le 31 juillet 1784.

Mais pour son époque, il est seulement dramaturge et père de l’Encyclopédie. Seule la quinzaine d’abonnés de la Correspondance littéraire savaient qui se cachait derrière ces écrits scandaleux.

Ce n’est que progressivement, écrit après écrit, que son œuvre et sa pensée seront découvertes et reconnues comme parmi les plus riches des Lumières.

Le pantophile (« l’ami de toutes choses »)
Dans le trio des Lumières qu’il forme avec ses deux acolytes Voltaire et Rousseau, Diderot apparaît toujours comme le plus effacé, lorsqu’il n’est pas réduit à son rôle de chef de projet de l’Encyclopédie. Et pourtant ! Ses œuvres essentielles, gardées sous le manteau jusqu’à sa mort et donc ignorées par les intellectuels du XVIIIe siècle, témoignent d’une belle richesse de pensée et d’audace.

« Frère Platon », tel que le surnommait Voltaire, reprend l’idée des moralistes selon laquelle l’Homme est au centre de tout. Mais pour notre philosophe, foncièrement athée, il s’agit d’un Homme sans Dieu puisque celui-ci est perçu comme une entrave au bonheur. Mais comment accéder à ce bonheur ? L’Homme, libre, peut se livrer au plaisir en s’appuyant sur l’équilibre entre instinct et passions, à la façon des sages Tahitiens. Mais pas d’optimisme béat !

Pour notre matérialiste, l’Homme n’est qu’un corps vivant parmi d’autres qui doit apprendre à se servir de sa liberté, à progresser grâce à la science et la morale. C’est le rôle de l’Encyclopédie : Diderot croit en l’éducation qui procure à l’Homme les outils qui lui permettront de s’élever. « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ! » écrit-il dans « De l’interprétation de la nature » (1753).

Avec son humanisme fait de tolérance et de curiosité sans limite, son désir d’allier philosophie et littérature, l’œuvre de Diderot est une joyeuse invitation à s’interroger sans cesse sur la nature de l’Homme comme sur celle de la société, dans une quête de la vérité qui, finalement, est plus importante que la vérité elle-même.