« Je n’oublierai pas » par celle qui a déjà oublié

Pourquoi l’inoubliable ne l’est-il jamais ?

La semaine dernière, vendredi précisément, j’avais un rendez-vous. Il était fixé à 13h30, pas loin du Jardin du Luxembourg. Il était d’ordre médical. Pourrais-je vous en dire plus ? Non. 

Pas que je veuille, par cette mention, insister sur la dimension privée d’un rendez-vous médical. Mais parce que je n’y suis pas allée. Et pas de manière délibérée ou involontaire… comme si j’avais décidé ou subi le fait de ne pas y aller. Non !

J’ai oublié. Complètement. Bêtement. Tout simplement. Et je m’en suis souvenue hier soir, en allant me coucher. Pourquoi y ai-je pensé hier, 4 jours après ? Pourquoi ai-je oublié ? 

La question se pose d’autant plus que je tenais tout particulièrement à voir ce médecin, très bon soignant, mais surtout avec qui le rendez-vous était pris depuis des mois. 

Je m’en étais pourtant rappelée la veille de l’entrevue, j’y ai même repensé régulièrement dans la matinée. Je ne l’avais pas noté dans mon agenda, mais le rendez-vous me semblait tellement important qu’il n’y avait aucune raison de l’oublier. 

Alors pourquoi ? Pourquoi on oublie précisément ce que l’on ne doit pas oublier ? 

Acte manqué

J’ai regardé à Acte manqué, où bien évidemment, c’est Freud qui est apparu avec cette définition : 

“Les actes manqués, ce sont tous ces actes innombrables de la vie quotidienne qui se caractérisent par le fait qu’ils manquent leur but. Ils expriment des intentions que l’on veut cacher à sa propre conscience”. 

Que dire, à part être d’accord : bien sûr que j’ai raté mon but en ratant mon rendez-vous. Et bien sûr que ça exprime sûrement une chose que je n’ose me dire. 

Mais il y a bien tout autre chose qui se joue, une chose qu’on peut tous repérer, au-delà de toute psychologie, c’est : pourquoi ce que l’on pense inoubliable ne l’est pas, ne l’est jamais ? et même, pourquoi ce que l’on pense inoubliable l’est-il d’autant moins ? 

C’est ce rendez-vous chez le médecin, son enfant au supermarché, mais aussi, cet amour de vacances qu’on s’était promis de ne jamais oublier, et pourtant, si, on l’a oublié. 

On pense encore à ces oublis, d’ailleurs, comme s’ils subsistaient encore, et même avant tout, sous cette forme-là. Comment ai-je pu oublier cet amour aimé ? et mon enfant au rayon yaourts ? 

Mais oui, comment ai-je pu ? Comment s’explique ce paradoxe de l’oubliable inoubliable ? ou devrait-on dire de l’inoubliable oublié ? 

Echelle de valeurs

Que ce soit un rendez-vous, un enfant au supermarché ou un amour passé, je ne les ai jamais oubliés, mais je les ai aussi oubliés, ils ont toujours été là, mais où ? Freud me dirait qu’ils étaient là mais cachés, inconscients. Mais n’est-ce qu’une question de conscience ou d’inconscient ? n’est-ce pas aussi une question de valeur ? 

Car le fait s’impose : plus une chose est importante, moins on pense l’oublier, et voilà, qu’assurés, trop confiants, nous la rangeons du côté de l’évidence. “Évidemment ! que je ne t’oublierai jamais mon amour, mon enfant”, peut-on s’entendre dire, sans même le prononcer à voix haute (ce qui arrive rarement, c’est vrai, à propos de son médecin). 

« Evidemment »… tout est là, dans ce mot. Car l’évidence, on n’y pense jamais. On ne se la formule jamais. Ce n’est pas qu’elle est inconsciente, c’est qu’elle est au contraire trop consciente. C’est le contraire de l’acte manqué, qui remonte à des désirs refoulés, que l’on cache à sa conscience. 

Mais, l’inoubliable oublié, lui, n’a rien de manqué, de refoulé, de caché. Non, il s’exhibe tellement qu’on ne le voit plus. Voilà, pour mon médecin, l’excuse que je vais lui donner. http://<iframe src= »https://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=ba895e89-9747-4f3f-899a-b4748f6adc65″ width= »481″ frameborder= »0″ scrolling= »no » height= »137″></iframe>