À Rome, la plus importante réunion de toiles du Caravage depuis plus d’un demi-siècle

À Rome, la plus importante réunion de toiles du Caravage depuis plus d’un demi-siècle

Des œuvres certaines ? 


Qu’a peint le jeune Caravage ? 
Pourquoi tant de reprises ? 
Pourquoi tant de violence ? 
Découvertes ou déconvenues ?

Des œuvres certaines ?

Conservé au Musée Barberini, le Narcisse est une icône mondiale. L’institution avance pourtant, non sans courage, que ce chef-d’œuvre archétypal, présenté au début du parcours, puisse ne pas être de la main du maître. « Très débattu », lit-on dans le cartel. « Identification incertaine », est-il mentionné dans le catalogue. L’attribution au Caravage a pourtant été soutenue par nombre de spécialistes depuis que le célèbre historien de l’art Roberto Longhi (1890-1970), premier auteur (en 1911) d’une thèse sur le peintre jusque-là à peu près oublié, l’a inclus dans le corpus. Les plus anciennes archives évoquant le tableau ne remontent toutefois qu’au XVIIe siècle. Le nom de Spadarino, un peintre de la première génération des caravagesques, a été avancé. Gianni Papi, historien dont les travaux rectifient ou précisent considérablement depuis une trentaine d’années la connaissance de l’environnement artistique du début du XVIIe siècle à Rome et à Naples, défend cette hypothèse.

Qu’a peint le jeune Caravage ?

À Rome, l’artiste arrive à plus de 20 ans, déjà formé. Ce qu’il a pu créer antérieurement constitue l’un de ses principaux mystères. L’exposition présente à côté de son Autoportrait en Bacchus malade ce qui pourrait être un des travaux remontant à ses premières années milanaises. Ce Garçon pelant un fruit, symbole d’éphémère jeunesse, prêt de Charles III d’Angleterre, est considéré comme la copie d’un original perdu. Une copie, certes, mais sans doute la plus ancienne et jugée la meilleure, malgré son usure, parmi la dizaine répertoriée dans le monde.

Pourquoi tant de reprises ?

On le constate au Musée Barberini, en particulier par la présence de trois effigies de Jean le Baptiste : la question de la reprise se pose. « Mais attention : je suis convaincue que le Caravage ne s’est jamais répété », assure la commissaire Maria Cristina Terzaghi. Si le maître a souvent traité d’un même thème, cela a été à des périodes distantes et avec des détails différents. Ainsi ses deux Souper d’Emmaüs. L’un, resté à Londres, remonte à 1601. L’autre, venu de Milan, est daté de 1606. Entre ces deux-là, les gestes, les attitudes, l’atmosphère même ont changé. Le style a évolué. Autrement, du fait du succès de telle ou telle de ses prouesses, les commanditaires du Caravage ont pu lui demander de les réitérer. « À chaque fois, cependant, cela a abouti à des variations, non à des répliques », ajoute la spécialiste.

Pour ces dernières, ce sont les associés à Rome ou à Naples, ou certains des suiveurs, qui s’en sont chargés, souvent dans un but mercantile. Dans ce sens, le Judith et Holopherne , tableau quasi double de celui conservé au Palais Barberini – une œuvre retrouvée en 2014 dans le grenier d’une maison près de Toulouse, un temps classée trésor national par l’État français, finalement acquise par le philanthrope Tom Hill et déposée au Met de New York -, n’a pas été demandé. Les commissaires n’y « croient » pas. Dans son introduction au catalogue de l’exposition, Keith Christiansen, responsable des peintures au musée américain, au départ adhérant à l’hypothèse, n’en souffle également aucun mot.

Pourquoi tant de violence ?

Le Caravage a-t-il projeté ses obsessions de violence et de rédemption dans sa peinture ? Ou bien celles-ci relèvent-elles de l’air de la Contre-Réforme ? Certes, du Bacchus malade des débuts romains à l’ultime Martyre de sainte Ursule venu de Naples, en passant par le Goliath décapité (dans le terrible David de la Galerie Borghèse), le nombre de personnages mythologiques ou bibliques auxquels le Caravage a donné ses traits est élevé. Cela plaide pour l’impact d’une vie tumultueuse sur la méditation artistique. Toutefois, les thèmes choisis – flagellations et autres sévices, décollations et autres meurtres – étaient très en vogue dans le cercle des grands prélats mécènes. Ils frappaient l’imagination, portaient ainsi haut et fort le message moral de l’Église. D’autre part, le fait que l’artiste se soit inclus dans ses compositions n’est pas une particularité. C’était même une pratique courante chez les peintres depuis la Renaissance. Le geste valait signature à l’heure où celle-ci n’était pas encore systématique.

Découvertes ou déconvenues ?

La présence de l’Ecce homo apparu lors d’enchères à Madrid en 2021 est un des points forts de cette exposition censée « s’adresser avant tout aux chercheurs », dit Francesca Cappelletti. De fait, c’est la première fois que le tableau sort d’Espagne. Et, à Rome, il est confronté au corpus autographe. Avec notamment, à sa droite, la magnifique Flagellation du Christ du Musée Capodimonte de Naples. Ce grand chef-d’œuvre l’écrase par sa monumentalité et sa beauté. Cela ne joue pas en faveur de l’attribution au Caravage proposée par l’autre commissaire de l’événement, Marie Cristina Terghazi. En 2021, la mise à prix de cet Ecce homo sans signature avait été fixée à 1 500 euros. Plusieurs marchands ainsi que cette historienne de l’art lombarde s’en étaient émus. Le gouvernement espagnol l’avait promptement retiré de la vente. Et, après restauration, le tableau a été acquis de gré à gré par un client anonyme (on parle de quelque 36 millions d’euros déboursés). Déposé ensuite au Prado, c’est ce musée qui l’a envoyé à Rome dans l’espoir que le débat s’éclaire.

Qui a servi de modèle au peintre ?

On sait par des témoignages que le Caravage pouvait prendre comme modèles des personnes de modeste condition. Ne fallait-il pas impliquer le monde dans toute sa réalité et sa diversité pour le plus grand succès de la Contre-Réforme ? L’artiste est ainsi allé jusqu’à recourir à des prostituées pour ses personnages féminins de la Bible ou de la mythologie gréco-romaine. Au Louvre sa Mort de la Vierge a ainsi choqué. Trop de réalisme dans ce qui devait être une dormition. L’église romaine Santa Maria della Scala, pour laquelle elle avait été commanditée, l’a même refusée. Caravage s’était servi d’un cadavre, une noyée, une anonyme des rues au corps gonflé après son passage dans le Tibre. Infiniment plus séduisante est Fillide Melandroni, courtisane fameuse en son temps. Dans l’exposition, on la croise par trois fois dans la deuxième salle, presque comme une vision en 3D. Elle est la sainte Catherine d’Alexandrie dans le tableau du Musée Thyssen-Bornemisza de Madrid, la femme qui tient un miroir dans le Marthe et Marie-Madeleine de Detroit et encore la Judith qui décapite Holopherne dans le joyau du Palais Barberini. Ces trois splendeurs se retrouvent pour la première fois depuis leur naissance dans l’atelier.

Caravage portraitiste ?

Venue de Florence (Palais Pitti), une belle effigie d’un chevalier de Malte souligne la minceur de ce qu’on sait des portraits exécutés par le maître. Les archives suggèrent qu’ils ont été nombreux. « C’est une partie de la production qui est très difficile à cerner », dit Francesca Cappelletti. Les commissaires se félicitent donc d’avoir à leurs cimaises non pas un mais deux portraits du cardinal Maffeo Barberini. L’un est connu. Il provient de la collection Corsini à Florence. L’autre, également en mains privées florentines, n’était attesté que par sa photo prise en 1963. Sa réapparition récente et son installation en regard font au final douter du caractère autographe du premier. Bref, comme on dit, la critique est divisée.

Quels trésors se trouvent en mains privées ?

Les commissaires ne connaissent qu’un seul tableau du Caravage toujours en mains privées romaines. Un panneau de cyprès grand format ornant d’habitude les appartements de la princesse Nicoletta Odescalchi, présent dans l’exposition. Il s’agit de la première version de la Conversion de Saul, décor mondialement célèbre de la chapelle Cerasi à Santa Maria del Popolo. Caravage avait terminé cette commande vers 1604-1605, soit avant la fin de la construction du lieu. Mais il avait dû tout reprendre en constatant que les dimensions de ses compositions ne correspondaient plus. À noter que, comme la Conversion, son pendant – la Crucifixion de saint Pierre – a été fait par deux fois. La version originelle est réputée perdue.

Qui sont les historiens de l’art compétents ?

Depuis Roberto Longhi, l’historien ayant le premier proposé une reconstitution du corpus du Caravage dans les premières décennies du XXe siècle, c’est Mina Gregori, son élève et longtemps responsable de la Fondation de recherche en art Longhi à Florence, qui fait autorité. Son dernier coup d’éclat : avoir identifié la « bonne » Madeleine en extase du Caravage parmi une vingtaine de copies ou versions anciennes disséminées dans le monde. Le prototype est, selon elle, une toile découverte en 2015 dans la modeste collection d’une famille ombrienne. Problème : cette spécialiste est aujourd’hui âgée de 101 ans. La relève ne cesse donc de s’affirmer. Elle est de qualité, bien assurée, mais multiple.

À Rome, Francesca Cappelletti a, avant de diriger la Galerie Borghèse, participé à la redécouverte de L’Arrestation du Christ (Galerie nationale d’Irlande à Dublin). De Naples à Madrid, côté ancien empire espagnol, donc, on peut aussi compter sur la deuxième des trois commissaires de l’exposition : l’historienne à l’université de Rome III et membre du conseil scientifique du Musée Capodimonte Maria Cristina Terzaghi. Elle a d’ailleurs été au sein de ce Louvre napolitain la responsable de la précédente exposition Caravage. Toujours en Italie, Gianni Papi, professeur à l’université de Florence, est un excellent connaisseur de tous les caravagesques. Il a notamment reconstitué le corpus de Jusepe de Ribera, comme on a pu le constater récemment au Petit Palais lors d’une rétrospective consacrée à cet artiste. Il a aussi répertorié pas moins de sept Ecce homo possiblement du Caravage… On ne citera pas tous les autres noms de cette petite société d’hyper-érudits, faite de chapelles se querellant volontiers. Ce sont ceux de tous les responsables de collections comprenant un ou plusieurs Caravage dans le monde. Tant ceux en fonction que ceux qui l’ont été. Au Louvre, par exemple, c’est Stéphane Loire qui est directement en charge de La Mort de la Vierge avec les autres trésors italiens des XVIIe et XVIIIe siècles. Comme tous les conservateurs en exercice en France, il est astreint au devoir de réserve. Tel n’est pas le cas de son prédécesseur depuis qu’il est en retraite, Jean-Pierre Cuzin. Lui a été le principal scientifique avocat du Judith et Holopherne trouvé à Toulouse et qui a fait couler beaucoup d’encre.

Et si l’on voulait aller plus loin ?

Actuellement, ce sont au moins les deux tiers de l’œuvre du Caravage qui se trouvent à Rome. Pour ceux qui souhaitent aller plus loin que ce qui se trouve au Palais Barberini, un plan avec itinéraire et horaires d’ouverture n’aurait pas été de trop dans le hall d’accueil. À défaut, on organisera seul son pèlerinage. Direction : les trois églises possédant encore leurs originaux (Saint-Louis-des-Français, Santa Maria del Popolo et la basilique Sant’Agostino). Mais aussi les musées du Capitole et du Vatican, et la Galerie Borghèse. Elle, pourtant partenaire, ayant prêté trois Caravage, ne mentionne même pas au Palais Barberini qu’il lui en reste encore trois sur place. En son temps, le cardinal Scipione Borghèse comptait en effet parmi les plus grands fans du maître. Enfin, comment ne pas se rendre à la Galerie Doria-Pamphilj, musée privé où l’on peut toujours admirer Le Repos pendant la fuite en Égypte et la Madeleine repentante ? Seule facilité pour les aficionados : à la fin du mois, ceux qui auront leur ticket pour l’exposition pourront également réserver un créneau le week-end afin d’admirer l’unique fresque connue du Caravage. Elle représente Jupiter, Neptune et Pluton au plafond de la Villa Ludovisi, un autre palais situé à dix minutes à pieds de celui des Barberini.

Par Eric Biétry-Rivierre, envoyé spécial à Rome