Oppenheimer (1904 – 1967) : Le « Prométhée américain »

Le film de Chrostophe Nolan “Oppenheimer” nous a plongé dans les moments-clés de la vie de Robert Oppenheimer. Un physicin au caractère tortueux qui a contribué à faire entrer le monde dans une nouvelle ére : celle du nucléaire.

J. Robert Oppenheimer fut après la Seconde Guerre mondiale, à un peu plus de quarante ans, le savant le plus populaire du monde, bien que n’ayant jamais eu le Prix Nobel. L’opinion occidentale lui était reconnaissante d’avoir supervisé avec succès le projet Manhattan (1942-1946) qui aboutit à la mise au point de la bombe atomique et à l’entrée dans l’âge atomique.

Le « père de la bombe atomique » n’en connut pas moins ensuite, en 1953-1954, une descente aux enfers dans le cadre de la « chasse aux sorcières » anticommuniste. Cela lui vaut d’être qualifié aussi de « Dreyfus américain » par ses biographes Kai Bird et Martin J. Sherwin, auteurs du remarquable American Prometheus (2005) une somme qui a inspiré au cinéaste Christopher Nolan son non moins remarquable Oppenheimer (2023).

Sa vie résonne de façon très actuelle, depuis ses frasques de jeunesse dans un milieu universitaire attiré par le stalinisme jusqu’à sa mort sociale sous l’effet d’une cabale médiatique abjecte autant qu’injuste. N’oublions pas aussi les débats aigus sur l’opportunité de larguer la bombe sur des Japonais déjà défaits ou d’engager l’étape suivante, la bombe H, en vue d’une guerre avec l’URSS jugée inévitable…

Une jeunesse dorée
Celui que ses étudiants appelaient « Oppie » manifeste une intelligence et une culture hors du commun. Il est né le 22 avril 1904 à New-York dans une famille fortunée d’origine juive. Son père, Julius, issu d’un milieu modeste, a quitté l’Allemagne pour les États-Unis où son travail dans l’industrie textile lui a valu un enrichissement rapide. Sa mère, Ella Friedman, est une artiste talentueuse. La famille vit dans un bel appartement de l’Upper West Side de Manhattan.

Enfant, J. Robert Oppenheimer lit Homère et Virgile dans le texte. Il écrit lui-même des poèmes. Amateur d’art, de littérature et de musique, il ne joue toutefois d’aucun instrument.

Robert Oppenheimer doctorant à Göttingen (Allemagne) en 1926Adolescent, il pratique la voile avec témérité. Il devient aussi un cavalier émérite et n’aime rien tant que parcourir à cheval le désert du Nouveau-Mexique et en particulier une contrée connue sous le nom de… Los Alamos (« Les peupliers » en espagnol), qu’il a découvert dans sa jeunesse. C’est là qu’il suggèrera en 1942 d’implanter la base secrète où sera assemblée et testée la bombe atomique.

En attendant, en 1922, le jeune homme entre à Harvard. Introverti et cérébral, souffrant de déconvenues amoureuses (il se rattrapera par la suite), il passe alors par des épisodes dépressifs.

Après un diplôme de chimie, il choisit in fine de s’orienter vers la physique théorique et obtient en 1925 d’aller à Cambridge (Angleterre). On est alors dans une grande période d’effervescence scientifique liée à la découverte de la mécanique quantique qui est venue bousculer la physique classique couronnée dix ans plus tôt par les travaux d’Einstein sur la relativité générale. À Cambridge, Oppenheimer devient ainsi l’ami du jeune physicien britannique Paul Dirac, né en 1902, qui va obtenir le Nobel en 1933 avec l’Autrichien Erwin Schrödinger pour leurs travaux sur la théorie atomique et l’antimatière. Il rencontre aussi le prestigieux Niels Bohr, de dix-neuf ans son aîné, qui va décider de sa vocation.

Dans le laboratoire Cavendish où officie le prestigieux physicien néo-zélandais Ernest Rutherford, pionnier de la modélisation de l’atome nucléaire, Oppenheimer suit les cours de Joseph John Thomson, un remarquable expérimentateur et découvre auprès de ce dernier son inaptitude à l’expérimentation. Il choisit de s’en tenir à la physique théorique.

Toujours en proie à ses tourments, le jeune homme tente d’étrangler un ami puis, irrité par son professeur de physique expérimentale Patrick Blackett, dépose une pomme empoisonnée au cyanure sur son bureau ! Il n’y aura heureusement aucune conséquence et le coupable échappera à toute sanction grâce à l’entregent de son père Julius. Il va seulement se voir prescrire une séance chez un psychiatre.

L’année suivante, en 1926, le voilà qui arrive à Göttingen, en Basse-Saxe. Il y retrouve Paul Dirac. Cette petite ville médiévale, que l’on connaît seulement aujourd’hui à travers une chanson de Barbara, est alors La Mecque de la physique théorique. D’ailleurs, cette année-là, le professeur Max Born publie un article décisif pour le développement de la mécanique quantique.

De son élève Oppenheimer, Born écrira plus tard : « C’était un homme de grand talent et il était conscient de sa supériorité d’une manière qui fut gênante et génératrice de bien des problèmes ! » Il n’empêche qu’Oppenheimer n’obtiendra jamais de prix Nobel en dépit d’un ou deux articles remarqués sur la « théorie des électrons et des protons » et « la contraction gravitationnelle continue » (les « trous noirs »). Ce dernier article sera publié malencontreusement le 1er septembre 1939, qui reste avant tout marqué par l’invasion de la Pologne et le début de la Seconde Guerre mondiale !

Lors de ses études en Allemagne, à Göttingen, Oppenheimer apprend l’italien pour lire Dante et le sanskrit pour lire la Baghavad-Gita et satisfaire son intérêt pour la spiritualité. À Leyde (Pays-Bas), en 1928, il s’efforce aussi de discourir en néerlandais lors de ses séminaires !

En 1929, le jeune savant rentre en Amérique. Il fait le choix d’enseigner à Berkeley, près de San Francisco, car cette université n’a pas encore de département de physique théorique et il considère de son devoir de le créer. Il enseigne en étroite relation avec Ernest Lawrence, expérimentateur inspiré qui crée en 1931 le premier accélérateur de particules, baptisé « cyclotron ». Pour développer son outil, Lawrence va ouvrir le Berkeley Radiation Laboratory ou « Rad Lab » qui porte aujourd’hui son nom.

Un meneur charismatique
Le professeur Oppenheimer se révèle être un bel homme fluet et élégant, à la voix charmeuse, toujours à fumer la pipe ou la cigarette (il en mourra prématurément à 62 ans, en 1967), amateurs de bons vins et de bons mets, goûtant goulûment à tous les plaisirs de la vie. Il témoigne surtout d’une maîtrise hors du commun de tous les aspects de la physique nucléaire et d’une capacité à intégrer diverses branches de la science en vue d’un objectif déterminé.

 

Oppenheimer et Groves, équipés de simples chaussons de protection, examinent les restes d’une des bases de la tour d’essai en aciersur le site d’essai Trinity, 1945.Cette aptitude reconnue par ses pairs amène le général Leslie R. Groves, directeur du projet Manhattan, à lui confier la direction scientifique de celui-ci. Le général passe outre au fait qu’Oppenheimer n’a pas encore dirigé de grand projet de recherche.

S’ensuivent près de trois années étourdissantes qui mènent au premier essai atomique, près de la base aérienne d’Alamogordo, au Nouveau-Mexique, le matin du 16 juillet 1945. La bombe, d’une puissance équivalente à 15000 tonnes de TNT, restera dans l’Histoire sous le nom de Trinity. Oppenheimer confiera plus tard avoir attribué ce nom en référence à une triade hindoue et à un verset de la Bhagavad-Gita : « Maintenant je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes ».

Ayant quitté Los Alamos sous les acclamations en décembre 1945, Oppenheimer reprend l’enseignement et la recherche à Berkeley auprès de son ami Lawrence. Mais en décembre 1946, Lewis Strauss, l’un des membres de la nouvelle Commission de l’énergie atomique, arrive à San Francisco pour présenter le nouvel organisme à Lawrence et Oppenheimer. Prenant celui-ci à part, il lui dit aussi qu’il fait partie du conseil d’administration de l’Institut for Advanced Study de Princeton et songe à lui pour en assurer la direction. Après une longue réflexion, Oppie se résout à quitter Berkeley pour Princeton, avec des conditions matérielles très avantageuses. Il s’appliquera à décloisonner l’institution, encore très centrée sur les mathématiques, et l’ouvrir aux humanités. C’est là qu’il résidera jusqu’à sa mort, vingt ans plus tard.

Grand procès » version US
Au sortir de la guerre, Oppenheimer est au sommet de la gloire, sans doute le savant le plus populaire du monde. Il est nommé en 1947 sans contestation d’aucune sorte président du Groupe consultatif général de la Commission de l’énergie atomique (AEC) qui a succédé au projet Manhattan.

Mais voilà qu’en 1949, les Soviétiques réalisent leur premier essai atomique. Pour le président Harry S. Truman, qui n’y croyait pas, malgré les avertissements d’Oppenheimer et des autres scientifiques, il n’est plus temps de tergiverser. Il décide de développer au plus vite la bombe H, d’une puissance incomparablement supérieure à celle de la bombe A.

​La course à la bombe ayant attisé la « guerre froide », le FBI mène tambour battant la chasse aux espions. Il apparaît ainsi que, sur la base de Los Alamos, Klaus Fuchs, un scientifique britannique d’origine allemande, transmettait des renseignements aux Soviétiques à l’insu de tous et notamment d’Oppenheimer. Par ailleurs, en 1950, le couple Alfred et Ethel Rosenberg est arrêté sous l’inculpation d’avoir transmis aux Soviétiques des informations sur Los Alamos. La même année, un sénateur républicain du Wisconsin, Joseph McCarthy, se met en tête de traquer les fonctionnaires suspects de collusion, voir d’espionnage, avec l’Union soviétique, mais aussi les intellectuels et les artistes.

Robert Oppenheimer, bien que n’étant plus que consultant de l’AEC, fait figure de gêneur. Très proche de Niels Bohr (« Niels est Dieu et Oppie est son prophète, » a pu écrire un biographe), il partage en bonne partie ses positions en matière d’interdiction ou de contrôle des armes nucléaires.

Autant il lui paraissait impératif en 1943 de devancer les nazis (et son ami allemand le savant Werner Heisenberg) dans le développement de la bombe atomique, autant en 1945 l’usage de la bombe contre le Japon virtuellement vaincu lui paraissait contestable, autant après cela, dans un monde en paix, le développement de la bombe H lui paraît insensé et de nature à exacerber l’agressivité latente de l’URSS. Le président Truman ayant souhaité le rencontrer, il souhaite l’en convaincre mais perd ses moyens et ne trouve rien de mieux à dire que : « J’ai du sang sur les mains ! » ce qui met le président hors de lui.

D’aucuns craignent que le savant, par son influence sur la communauté scientifique et son aura dans l’opinion publique, en vienne à imposer ses vues. C’est donc dans un climat de « chasse aux sorcières » qu’Oppenheimer se voit suspecté de déloyauté en décembre 1953, l’année où sont exécutés les Rosenberg et où les Soviétiques procèdent à leur premier essai d’une bombe H !

L’année suivante, il accepte une audition de plusieurs semaines par une commission de l’AEC qui prétend réévaluer son « habilitation de sécurité ». Les témoignages reposent davantage sur des commérages plus que sur des faits, et nombre de ses collègues et amis, craignant d’être persécutés, témoignent en sa défaveur. Au bout du rouleau, Oppenheimer cède à la pression et donne les noms de ses amis communistes. Cela surprendra André Malraux quand, dix ans plus tard, à Paris, il découvrira la transcription de l’audition. C’est Haakon Chevalier, professeur de littérature française à Berkeley et ami proche d’Oppenheimer, qui lui en fera la lecture. Ce qui troublera le Français, « c’est qu’Oppenheimer ait librement répondu aux questions sur les opinions politiques de ses amis et associés. L’audition l’avait transformé en indic. »

En juin 1954, la commission de l’AEC décide à deux voix contre une de ne pas renouveler l’habilitation d’Oppenheimer. Le choc est brutal. Écarté de l’enseignement, de la recherche et des responsabilités à tout juste cinquante ans, le savant va tant bien que mal continuer à donner des conférences et écrire sur tous les sujets. L’élection de Kennedy en 1960 lui ouvre de nouvelles perspectives. Le nouveau président s’engage à le réhabiliter solennellement. C’est finalement son successeur Johnson qui s’en chargera, pour cause d’assassinat. Le 2 décembre 1963, il lui remettra la médaille Enrico Fermi, la récompense la plus prestigieuse en physique nucléaire,