Ce petit livre, devenu un des best-sellers du XIXème siècle, a été publié anonymement à Bruxelles en pleine Révolution française (1794) par Xavier de Maistre, frère du penseur contre-révolutionnaire Joseph de Maistre.
Une ode à la méditation
Car son texte est une ode à la méditation, un plaidoyer pour l’indécision, une critique des planificateurs : même dans un espace contraint, l’imagination choisit de vagabonder, la mémoire nous joue des tours. Une chambre, si petite soit-elle, recèle des potentialités inconnues. Chacun des objets qui y a pris place devient une source de réflexion et de rêverie.
Bien plus loin que les murs de sa chambre
Dans sa balade confinée, De Maistre décrit successivement son lit, « meuble délicieux », « théâtre qui prête à l’imagination », nettoie le cadre qui renferme le ravissant portrait d’une femme autrefois désirée, rapporte son dialogue avec son domestique, décrit sa chienne Rosine dont l’affection lui semble plus sincère que celle de nombreux amis qui se sont détournés de lui. Notre noble prend ainsi « des leçons d’humanité de (son) domestique et de (son) chien. »
Xavier de Maistre est un homme de culture et peut donc disserter sur la musique de son temps, sur le talent du peintre Raphaël. Mais c’est surtout en frôlant sa bibliothèque qu’il peut décliner sa culture classique, depuis le « Paradis perdu » de Milton jusqu’aux personnages de Virgile. Un rêve lui permet même de faire dialoguer Platon, Périclès et Aspasie qui se moquent des étranges coutumes des femmes et des hommes des Lumières. Mais l’auteur du Voyage… ne se laisse pas impressionner par ces augustes critiques et y fait montre des curiosités des lettrés de son temps, comme la lecture des voyages de Cook qui conduisent bien plus loin que les murs de sa chambre turinoise.
Il doit pourtant la quitter un jour. Et ce jour-là, après quarante-deux nuits sans pouvoir en sortir, Xavier de Maistre célèbre les vertus de l’imagination, qu’il doit pourtant abandonner pour retourner aux affaires.
Se penser comme individu
Ce texte ironique et léger est une parodie des récits de voyage qui ont remporté tant de succès avant la Révolution. Mais ce n’est sûrement pas la raison principale de son succès au XIXème siècle. Promeneur solitaire, Rousseau avait accompagné la naissance du moi au XVIIIème. Promeneur en chambre, Xavier de Maistre choisit un autre chemin pour conduire au même but : se penser comme un individu.
Pourquoi le lire encore aujourd’hui, alors qu’une bonne part des références convoquées et que le contexte des guerres révolutionnaires et de la chute de l’ancienne aristocratie, qui conduira de Maistre à s’engager pour le Tsar, nous échappent ?
Parce qu’il nous dit combien nous ne regardons plus notre décor quotidien, attiré par un monde extérieur constamment en expansion.
Parce que, malgré l’aristocratisme distant et désagréable parfois de son auteur, malgré la description d’un monde disparu, fait de domestiques et de duels, il nous rappelle que « le plaisir qu’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes ».
Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1794), disponible en ligne sur Gallica
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64952479/f1.image.texteImage
Xavier de Maistre sera toute sa vie un grand seigneur, aimable et un peu dédaigneux, qui écrit surtout pour charmer ses loisirs, sans trop se soucier de la postérité. Il débute dans les Lettres vers sa trentième année en publiant en 1795 à Lausanne Le Voyage autour de ma chambre. Ce livre, qui forme un pendant parodique à l’oeuvre de Laurence Sterne, est le récit semi-autobiographique de la vie d’un jeune officier mis aux arrêts et contraint de rester dans sa chambre pendant quarante-deux jours. Publié sous forme anonyme et à compte d’auteur, l’ouvrage ne mentionne aucun nom d’éditeur ou d’imprimeur et l’indication « Turin, 1794 » qui se trouve sur la page de garde de l’édition est fausse.
Bien moins célèbre que son frère, il est cependant aujourd’hui considéré comme l’un des précurseurs du Romantisme, au même titre que Charles Nodier, Benjamin Constant ou encore François-René de Chateaubriand.
France-Culture
Emmanuel Laurentin